Tragédies Impériales
main crasseuse aux ongles noirs et susurrait :
— Viens ma petite colombe. Viens avec moi.
Et, tandis que le reste de l’assistance entonnait un cantique, il entraînait l’élue du jour dans la chambre voisine et s’y enfermait avec elle pour une entrevue de caractère intime sur le cérémonial de laquelle il vaut mieux ne pas insister…
L’homme qui ne savait pas mourir
Mais il venait trop de monde au numéro 64 de la rue Gorokhovaïa, et de monde trop varié, pour que les étranges pratiques religieuses de son locataire principal ne jouissent pas d’une certaine publicité. Le bruit courait dans Saint-Pétersbourg que plus d’une grande dame, de très grandes dames même parfois, avaient fait connaissance avec le petit lit de fer de Raspoutine.
On disait aussi que des mères fanatiques, envoûtées, fascinées par le staretz et pas assez belles pour espérer ses faveurs, n’hésitaient pas à lui amener leurs jeunes filles si elles avaient le malheur d’être belles… et vierges, ce qui donnait aux yeux du « saint homme » un prix supplémentaire à ce sacrifice d’un nouveau genre.
Aussi, peu à peu, une colère commença-t-elle à gronder sourdement à travers toutes les couches masculines de la société, si dissemblables cependant, contre l’homme qui livrait ainsi la Russie à la corruption et à la débauche, pour l’unique raison qu’il tenait entre ses mains sales un couple de souverains sourds, aveugles et d’une désespérante crédulité.
Quand vint la guerre de 1914-1918 et les premiers désastres subis par l’armée russe, certains pensèrent qu’il était plus que temps d’agir pour tenter de remédier à cet état de choses.
En décembre 1916, tandis que, derrière les portes closes, les volets barricadés et au fond des caves, fermentait lentement le vin vengeur de la Révolution, la situation militaire atteignit son point critique le plus aigu. Cependant, Nicolas II ne réagissait pas, opposant une force d’inertie qu’il puisait dans l’unique conscience de son rang et des devoirs de tous à l’égard d’un souverain qui se voulait absolu. Il semblait avoir perdu tout réflexe, tout sens commun. Son attitude était telle qu’un bruit étrange courait la ville et la cour : on disait que Raspoutine lui faisait administrer par la tsarine des drogues qui annihilaient sa volonté afin de l’amener à abdiquer en faveur de son fils. Et comme l’enfant était trop jeune pour régner, Alexandra Fedorovna, devenue régente, eût fait de son indispensable staretz une sorte de tsar occulte et le véritable maître de la Russie. De cela, les membres de la famille impériale avaient une conscience aiguë et ne voulaient à aucun prix.
C’est ainsi qu’un soir de ce même mois de décembre 1916, cinq hommes se réunirent dans la bibliothèque d’un fastueux palais du quai de la Moïka. C’étaient le prince Félix Youssoupoff, maître de la maison, son cousin, le grand-duc Dimitri, lui-même cousin germain du tsar, le député Pourichkévitch, le docteur Lazovert et le capitaine Soukhotine.
Au-dehors, la ville frigorifiée somnolait sous la neige mais à l’intérieur, les grands poêles de faïence entretenaient une douce chaleur. La fumée odorante des cigares bleuissait l’atmosphère et se mêlait au parfum des alcools français. Pourtant, les cinq hommes réunis dans cette pièce somptueuse ne s’y trouvaient pas pour jouir des raffinements de l’existence, mais pour y décider de la mort d’un autre homme…
Tous haïssaient Raspoutine pour divers motifs, tous étaient décidés à en débarrasser la Russie, car le peuple mourait de faim, car la guerre décimait la jeunesse tandis que la bande d’incapables portés au semblant de pouvoir par l’influence du staretz rapprochait chaque jour le pays de l’abîme.
Certains d’entre eux nourrissaient en outre des griefs personnels. L’impudence du bonhomme ne connaissait plus de bornes et il n’était plus aucune femme de bonne famille, aucune fille un peu jolie qui pût se croire à l’abri de ses entreprises. On disait même qu’il avait émis la prétention d’amener jusqu’à son lit la belle et fière grande-duchesse Irène, devenue depuis peu l’épouse de Youssoupoff.
C’était celui-ci, bien entendu, qui menait la réunion.
— Je ne peux, disait-il, que vous rapporter les paroles du président de la Douma, Rodzianko. Il m’a dit hier : « La seule chance de salut serait de tuer
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