Tragédies Impériales
ce misérable, mais il ne se trouve pas un seul homme en Russie qui ait le courage de le faire. Moi, si je n’étais pas si vieux, je m’en chargerais. »
— L’âge ne fait rien à la chose, dit le grand-duc en haussant les épaules. Rodzianko est comme les autres : il a peur.
— Voilà pourquoi j’estime que cette tâche nous incombe, reprit Youssoupoff. C’est à nous de libérer la Russie de l’opprobre.
— Je suis entièrement d’accord avec toi, mais Raspoutine est malin. Il sait bien que nous le haïssons et il se garde en conséquence. Le prendre au piège n’est pas si facile.
— C’est selon. Sachez, Messieurs, que ce cuistre m’honore depuis quelque temps d’une flatteuse prédilection et qu’il réclame, depuis longtemps déjà, le plaisir de visiter cette demeure. Pourquoi ne pas en profiter ?
Les raisons de l’attirance qu’exerçait Félix Youssoupoff sur le staretz étaient assez mal définies. Le charme de la grande-duchesse Irène y entrait sans doute pour beaucoup, mais peut-être aussi la personnalité propre au prince lui-même. La beauté exerçait sur l’étrange saint homme un irrésistible attrait et peu d’hommes pouvaient se vanter d’être aussi beau que ce jeune prince en qui se trouvaient réunies toutes les perfections physiques jointes à toutes les qualités d’une grande race. Et si, en effet, quelqu’un avait une chance de l’attirer dans un traquenard, c’était lui et lui seul.
On décida donc d’en profiter et l’on mit au point un scénario où rien ne devait être laissé au hasard sous couleur de l’emmener chez lui boire un verre en sa compagnie et en celle de sa femme, Youssoupoff irait un soir chercher Raspoutine. À tous les coups, cela marcherait, puisque depuis longtemps, Raspoutine pressait le prince d’agir ainsi, sans doute pour pouvoir approcher enfin la fière Irène.
— Quand il arrivera, expliqua le prince, je le ferai entrer dans la salle à manger sous le prétexte que ma femme reçoit à l’étage des amis sur le point de se retirer. La pièce offrira l’aspect exact de ses pareille lorsque les convives viennent de quitter la table, mais il restera dessus suffisamment de choses susceptible de tenter la gourmandise de mon invité. À nous faire en sorte que ces gourmandises soient les dernières…
Et en effet, au soir du 29 décembre, les conjurés se retrouvaient au palais de la Moïka pour préparer la mise en scène du meurtre.
Sur une table nappée de dentelle, chargée d’argenterie et de fleurs, on disposa quatre couverts dans le désordre des fins de repas. Puis on plaça des assiettes de gâteaux entamés de deux sortes : les uns à la crème rose, que le staretz aimait particulièrement et les autres au chocolat. Quelques bouteilles de vin à demi vides complétèrent le décor. C’étaient du madère et du vin de Crimée.
Le docteur Lazovert enfila des gants de caoutchouc, sortit de sa poche une boîte hermétiquement fermée puis, prenant un couteau, ouvrit les gâteaux roses par le milieu en prenant bien soin de ne pas les abîmer. Cela fait, il saupoudra toutes les moitiés inférieures de cyanure de potassium, les referma mais en découpa un dont il laissa quelques bribes sur une assiette. Sur une autre, il laissa l’un des gâteaux au chocolat dont il mangea la moitié en prenant soin de laisser bien apparente la trace de ses dents. Enfin, il ôta ses gants et les jeta au feu.
Pendant ce temps, le prince Félix avait sorti de son bureau deux flacons contenant une solution de cyanure qu’il tendit à Pourichkévitch avec mission d’en remplir à mi-hauteur deux des quatre verres qui se trouvaient sur la table. Cela devait être fait vingt minutes exactement après que Youssoupoff fut parti chercher Raspoutine.
Ceci fait, il partit. Il était temps de passer à l’exécution.
Pour laisser ses domestiques en dehors de l’affaire, Youssoupoff les avait envoyés se coucher, et ce fut le docteur Lazovert, déguisé en chauffeur, qui monta sur le siège de la luxueuse limousine dans laquelle le prince prit place. Et l’on se dirigea vers la Gorokhovaïa…
Raspoutine se laissa emmener sans défiance aucune. La perspective de passer une joyeuse soirée intime entre son ami Félix et l’inaccessible, mais si belle, princesse Irène, dont il n’était pas loin de penser qu’un mari complaisant la lui livrerait au dessert (il en avait déjà vu bien d’autres !…), le mettait de belle
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