Traité du Gouvernement civil
je ne suis pas le propriétaire de ce qu'un autre est en droit de me prendre quand il lui plaira, contre mon consentement. C'est pourquoi, c'est une erreur que de croire que le pouvoir suprême ou législatif d'un État puisse faire ce qu'il veut, et disposer des biens des sujets d'une manière arbitraire, ou se saisir d'une partie de ces biens, comme il lui plait. Cela n'est pas fort à craindre dans les gouvernements où le pouvoir législatif réside entièrement, ou en partie, dans des assemblées qui ne sont pas toujours sur pied, mais composées des mêmes personnes, et dont les membres, après que l'assemblée a été séparée et dissoute, sont sujets aux lois communes de leur pays, tout de même que le reste des citoyens. Mais dans les gouvernements, où l'autorité législative réside dans une assemblée stable, ou dans un homme seul, comme dans les monarchies absolues, il y a toujours a craindre que cette assemblée, ou ce monarque, ne veuille avoir des intérêts à part et séparés de ceux du reste de la communauté; et qu'ainsi il ne soit disposé à augmenter ses richesses et son pouvoir, en prenant au peuple ce qu'il trouvera bon. Ainsi, dans ces sortes de gouvernements, les biens propres ne sont guère en sûreté. Car, ce qui appartient en propre à un homme, n'est guère sûr, encore qu'il soit dans un État où il y a de très bonnes lois capables de terminer, d'une manière juste et équitable, les procès qui peuvent s'élever entre les sujets; si celui qui gouverne ces sujets-là, a le pouvoir de prendre à un particulier de ce qui lui appartient en propre, ce qu'il lui plaira, et de s'en servir et en disposer comme il jugera à propos.
139. Mais le gouvernement, entre quelques mains qu'il se trouve, étant, comme j'ai déjà dit, confié sous cette condition, et pour cette fin, que chacun aura et possédera en sûreté ce qui lui appartient en propre; quelque pouvoir qu'aient ceux qui gouvernent, de faire des lois pour régler les biens propres de tous les sujets, et terminer entre eux toutes sortes de différends, ils n'ont point droit de se saisir des biens propres d'aucun d'eux, pas même de la moindre partie de ces biens, contre le consentement du propriétaire. Car autrement, ce serait ne leur laisser rien qui leur appartînt en propre. Pour nous convaincre que le pouvoir absolu, lors même qu'il est nécessaire de l'exercer, n'est pas néanmoins arbitraire, mais demeure toujours limité par la raison, et terminé par ces mêmes fins qui requièrent, en certaines rencontres, qu'il soit absolu, nous n'avons qu'à considérer ce qui se pratique dans la discipline militaire. La conservation et le salut de l'armée et de tout l'État demandent qu'on obéisse absolument aux commandements des officiers supérieurs; et on punit de mort ceux qui ne veulent pas obéir, quand même celui qui leur donne quelque ordre serait le plus fâcheux et le plus déraisonnable de tous les hommes; il n'est pas même permis de contester; et si on le fait, on peut être, avec justice, puni de mort; cependant, nous voyons qu'un sergent, qui peut commander à un soldat de marcher pour aller se mettre devant la bouche d'un canon, ou pour se tenir sur une brèche, où ce soldat est presque assuré de périr, ne peut lui commander de lui donner un sol de son argent. Un général non plus, qui peut condamner un soldat à la mort, pour avoir déserté, pour avoir quitté un poste, pour n'avoir pas voulu exécuter quelque ordre infiniment dangereux, pour avoir désobéi tant soit peu, ne peut pourtant, avec tout son pouvoir absolu de vie et de mort, disposer d'un liard du bien de ce soldat, ni se saisir de la moindre partie de ce qui lui appartient en propre. La raison de cela, est que cette obéissance aveugle est nécessaire pour la fin pour laquelle un général ou un commandant a reçu un si grand pouvoir, c'est-à-dire, pour le salut et l'avantage de l'armée et de l'État; et que disposer, d'une manière arbitraire, des biens et de l'argent des soldats, n'a nul rapport avec cette fin.
140. Il est vrai, d'un autre côté, que les gouvernements ne sauraient subsister sans de grandes dépenses, et par conséquent sans subsides, et qu'il est à propos que ceux qui ont leur part de la protection du gouvernement, paient quelque chose, et donnent à proportion de leurs biens, pour la défense et la conservation de l'État; mais toujours faut-il avoir le consentement du plus grand nombre des
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