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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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dans le dos de son père qui la précédait, innocent, voûté, adipeux, dans le couloir lugubre.
    Car elle voyait en esprit son cher appartement de Paris,
emblème intime et modeste de sa persévérance, de sa discrète réussite, où, après y avoir vécu quelques années seule
avec Lucie, elle avait introduit Jakob et la propre fille de
celui-ci, Grete, et fait entrer du coup le désordre et l’égarement, alors que dans l’achat (avec un crédit de trente ans)
de ce trois-pièces de la Goutte d’Or avait prévalu le désir
spirituel d’en finir précisément avec la confusion dont son
père aux ailes repliées sous sa chemise, aujourd’hui âgé,
usé, énorme et insolite dans le couloir lugubre, avait été sa
vie durant l’angoissante incarnation.
    Oh, elle l’avait bien senti à la voix de Lucie : trop
haute, rapide, haletante — l’appartement devait être en
ce moment même le théâtre de ces démonstrations d’enthousiasme paternel qu’elle détestait, qui se distinguait
par le refus ostentatoire chez Jakob d’imposer la moindre
contrainte, d’exercer la moindre autorité sur les deux filles
de sept ans, et par le lancement abondamment commenté,
joyeux à grands frais, d’une préparation culinaire qu’il
n’avait souvent pas les capacités ni le goût ni la patience
de mener à son terme, de telle sorte que les pâtes à crêpes
ou à gâteaux n’étaient jamais mises à cuire et qu’il avait
entre-temps proposé une autre activité ou une sortie, de sa
voix elle-même soudain trop haute, rapide, haletante que
les fillettes imitaient et qui les banderillait si bien qu’elles finissaient souvent par s’écrouler en pleurs, rompues
d’énervementet aussi, pensait Norah, du sentiment obscur
que la journée, malgré les rires et les clameurs, avait été
vaine, fausse, bizarre.
    Oh, elle l’avait bien senti à la voix de Lucie — et Norah
s’inquiétait déjà de ne pas être là-bas, ou plutôt l’inquiétude qui avait tenté de poindre à mesure qu’approchait le
jour de son départ et qu’elle avait fermement muselée,
elle lui donnait libre cours, non qu’il y eût quoi que ce fût
d’objectivement dangereux à laisser les filles à la garde de
Jakob mais l’idée l’oppressait que les valeurs de discipline,
de frugalité, d’altière morale qu’il lui semblait avoir réunies dans son petit appartement, qui devaient représenter
et orner sa vie même et fonder l’enfance de Lucie, soient
dévastées en son absence, avec une allégresse froide,
méthodique, par un homme que rien ne l’avait obligée à
introduire chez elle, sinon l’amour et l’espoir.
    Elle n’arrivait plus aujourd’hui à reconnaître l’amour
sous la déception, elle n’avait plus l’espoir d’une vie de
famille ordonnée, sobre, harmonieuse.
    Elle avait ouvert sa porte et le mal était entré, souriant et
doux et obstiné.
    Après des années de méfiance, lorsqu’elle avait quitté le
père de Lucie puis acheté cet appartement, après des années
d’austère édification d’une existence honorable, elle avait
ouvert sa porte à l’anéantissement de cette existence.
    Honte à elle.
    Elle ne pouvait le dire à personne.
    Rien ne lui semblait exprimable ni compréhensible dans
l’erreur qu’elle avait commise — cette faute, ce crime à
l’encontre de ses propres efforts.
    Ni sa mère ni sa sœur ni ses quelques amis ne pouvaient
concevoircomment Jakob et sa fille Grete, tous deux prévenants et tendres, séduisants et bien élevés, travaillaient
subtilement à détruire le bel aplomb qu’avait enfin trouvé
la vie de Norah et Lucie ensemble, avant que Norah ouvrît
complaisamment, comme si trop de défiance avait fini par
l’aveugler, sa porte au mal charmant.
    Comme elle se sentait seule !
    Comme elle se sentait stupide et captive !
    Honte à elle.
    Mais quels mots pouvait-elle trouver, assez précis pour
leur faire comprendre le malaise, l’indignation qu’elle
avait éprouvés deux ou trois jours auparavant, lors d’une de
ces scènes domestiques où s’illustraient si bien à ses yeux
la vicieuse déloyauté de Jakob et la médiocrité de pensée
dans laquelle elle-même était tombée, alors qu’elle avait
tant aspiré à la délicatesse, à la simplicité, alors qu’elle
avait si grand-peur des esprits tordus et qu’elle les avait
fuis au moindre indice quand elle vivait seule avec Lucie,
résolue à ne

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