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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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de son père, elle
était pourtant venue quand il l’avait appelée.
    Et cette émotivité qu’il méprisait sans retenue, méprisant avec elle sa propre fille et tout l’Occident avachi et
féminisé,si elle en avait été un peu moins pourvue elle
aurait trouvé n’importe quel prétexte pour s’éviter un tel
voyage — … et tu me ferais honneur et un plaisir insigne
en voulant bien, si tes forces te le permettent, te séparer
pour un temps plus ou moins long de ta famille pour venir
chez moi, ton père, car j’ai à te parler de choses importantes et graves…
    Oh, comme elle regrettait déjà d’avoir fléchi, comme
elle aspirait à rentrer chez elle, à s’occuper de sa propre
vie.
    Une mince jeune fille en débardeur et pagne élimé lavait
des marmites dans le petit évier de la cuisine.
    La table était couverte des plats qui attendaient, comprit
Norah, de leur être servis à elle et à son père.
    Abasourdie, elle aperçut du poulet rôti, du couscous, du
riz au safran, une viande sombre dans une sauce à l’arachide, d’autres mets encore qu’elle devinait sous les couvercles transparents et embués, surabondance qui lui coupa
les jambes et se mit déjà à peser sur son estomac.
    Elle se glissa entre la table et l’évier et attendit que la
jeune fille eût fini, avec peine, de rincer un grand faittout.
    L’évier était si étroit que les parois du récipient ne cessaient de heurter les bords ou le robinet, et comme il était
dépourvu de paillasse la jeune fille devait s’accroupir pour
poser à terre, sur un torchon étalé, la vaisselle à égoutter.
    Encore une fois, la preuve du médiocre souci qu’avait
son père du confort de ses domestiques exaspéra Norah.
    Elle se lava les mains rapidement tout en adressant à la
jeune fille sourires et petits signes de tête.
    Et quand elle lui eut demandé son nom et que la jeune
fille,après un temps de silence (comme, songea Norah,
pour enchâsser sa réponse dans une monture d’importance), eut déclaré : Khady Demba, la tranquille fierté de
sa voix ferme, de son regard direct étonna Norah, l’apaisa,
chassa un peu l’irritation de son cœur, la fatigue inquiète
et le ressentiment.
    La voix de son père résonnait depuis le fond du couloir.
    Il l’appelait avec impatience.
    Elle se hâta de le rejoindre et le trouva contrarié, pressé
d’attaquer le taboulé aux crevettes et aux fruits que Masseck avait servi dans les deux assiettes qui se faisaient
face.
    À peine fut-elle assise qu’il se mit à manger goulûment,
la figure presque au ras de la nourriture, et cette voracité
entièrement dénuée de discours et de faux-semblants s’accordait si mal avec les anciennes manières de cet homme
facilement affété que Norah faillit lui demander s’il avait
jeûné, pensant qu’il était bien capable, pour peu que ses
difficultés financières fussent telles qu’elle le supposait,
d’avoir fait concentrer sur ce dîner, pour l’épater, les provisions des trois jours précédents.
    Masseck apportait plat après plat à un rythme que Norah
ne pouvait suivre.
    Elle fut soulagée de voir que son père ne prêtait aucune
attention à ce qu’elle mangeait.
    Il ne levait la tête que pour scruter d’un œil à la fois
soupçonneux et avide ce que Masseck venait de poser
sur la table, et lorsqu’une fois il regarda furtivement vers
l’assiette de Norah, ce fut avec un air d’appréhension si
enfantin qu’elle comprit qu’il s’assurait simplement que
Masseck ne l’avait pas servie plus copieusement que lui.
    Elleen fut bouleversée.
    Son père, cet homme loquace, volontiers phraseur, restait silencieux.
    Seuls s’entendaient dans la maison désolée le bruit des
couverts, le frottement des pieds de Masseck sur le carrelage, peut-être aussi le bruissement sur la toiture de tôle
des plus hautes branches du flamboyant — appelait-il son
père, se demanda-t-elle vaguement, l’appelait-il pour la
nuit, cet arbre solitaire ?
    Il continuait de manger, passant de l’agneau grillé au
poulet en sauce, respirant à peine entre deux bouchées, se
gavant sans joie.
    Pour finir, Masseck lui présenta une mangue coupée en
morceaux.
    Il fourra un morceau dans sa bouche, puis un autre, et
Norah le vit mastiquer avec difficulté et tenter d’avaler
mais en vain.
    Il cracha la bouillie de mangue dans son assiette.
    Ses joues ruisselaient de larmes.
    Une chaleur intense monta aux

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