Un bateau pour l'enfer
qu’il avait prise dès le départ de ne jamais frayer avec les passagers, or ce qui venait de se passer lui fit prendre conscience qu’il s’était trompé. Il aurait dû bien au contraire essayer d’être plus proche d’eux et se manifester « physiquement », au lieu de s’entêter à rester à l’écart.
Ce matin encore, un couple âgé était venu le trouver. Leo Haas et son épouse Elisabeth.
La voix de la femme résonnait encore dans sa tête : « Monsieur le capitaine, pitié. Vous savez que nous ne pouvons pas retourner là-bas. Nous avons tout perdu et nous finirons dans les camps. Si vous persistez à rentrer à Hambourg, vous trouverez une centaine de cabines vides puisque nous avons moins peur de la mort que des camps. Ne pénétrez pas en mer du Nord. Je vous en conjure. »
La mer du Nord… pour les passagers c’était la porte qui ouvrait sur l’Hadès.
« Je ne suis pas un lâche, lui avait confié la veille le Dr Max Zeilner, mais rien que l’idée d’approcher la mer du Nord me terrorise. »
Et ce n’était pas tout. Depuis qu’ils s’étaient éloignés des côtes américaines, un bruit courait que certains avaient l’intention de saboter les machines du navire.
« Ostermeyer ! ordonna Schröder, convoquez les hommes et les femmes. Dites-leur que j’ai à leur parler. »
Une heure plus tard, la plupart des passagers s’étaient regroupés dans le grand salon.
En observant l’assemblée, en constatant l’immense sentiment de désolation qui voilait les visages, une pensée le traversa : le Saint-Louis avait été chassé du monde. Il lui fallait maintenant quitter aussi cette planète inhospitalière.
Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, il prit la parole. Son discours fut bref. Seule sa conclusion devait laisser son empreinte : « Quoi qu’il arrive, nous ne franchirons pas la mer du Nord. Quoi qu’il arrive, vous ne retournerez pas en Allemagne. »
Il n’avait pas lancé cette affirmation en l’air. Une idée avait germé dans son esprit et fait son chemin depuis quarante-huit heures.
À la nuit tombée, il fit venir dans sa cabine l’officier en second et l’ingénieur en chef.
« J’ai pris une très grave décision, leur annonça-t-il. J’exige de vous le secret le plus absolu. »
Il marqua une pause, puis :
« Je vais faire échouer le Saint-Louis sur la côte anglaise. »
21
« Ce fut un moment terrible. J’avais tout prévu. À l’heure de la marée basse, je comptais profiter de la nuit pour amener le bateau sur la côte sablonneuse du sud de l’Angleterre. J’avais repéré un endroit précis sur la carte, entre Plymouth et Douvres. L’ingénieur en chef m’a prodigué d’excellents conseils pour mener à bien mon projet. Nous mettrions le feu au paquebot, faisant croire que l’incendie provenait d’une explosion dans la salle des machines. Nous débarquerions ensuite les passagers à l’aide des canots de sauvetage. Le bateau serait ensuite remorqué vers un port de détresse. »
Lorsqu’il conçut ce projet, Schröder avait-il pris vraiment toute la mesure de son acte ? Les conséquences, pour lui et les siens, eussent été, n’en doutons pas, extrêmement graves.
Le samedi 10 juin, en fin de matinée, alors que le navire se rapprochait de l’Angleterre, une conversation téléphonique déterminante se déroulait entre l’infatigable Morris Troper et Max Gottschalk, le directeur du Joint pour la Belgique. Gottschalk venait de s’entretenir avec le ministre de la Justice de ce pays, Paul-Émile Janson. Celui-ci lui avait promis de défendre la cause du Saint-Louis auprès du Premier ministre, Hubert Pierlot.
Hubert Pierlot en référa le jour même au roi Léopold III .
Et en moins d’une heure, la décision que l’Amérique et Cuba avaient débattue pendant des jours pour ne pas aboutir, cette décision fut prise : la Belgique acceptait d’accueillir deux cent cinquante passagers sur les neuf cent sept qui se trouvaient à bord ! La garantie proposée par Gottschalk aux autorités belges était de la même ampleur que celle qui avait été exigée par le président cubain : cinq cents dollars par personne admise.
Fou de bonheur, Morris Troper, en accord avec James Rosenberg, le président-directeur général du Joint, décida de n’informer les premiers concernés que lorsque la décision serait formellement annoncée. Une fausse joie pouvait se révéler fatale.
Ce qu’il
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