Un Dimanche à La Piscine à Kigali
terminé son Pepsi après avoir parlé à Zozo le concierge, une nuée de chauffeurs de taxi partira pour la ville. Ce soir, de Gikondo à Nyamirambo, en passant par Sodoma, le bien nommé quartier des putes, on imaginera, puis on déclarera que le président se meurt du sida. Demain, cela se dira à Butare et après-demain à Ruhengeri, le fief du président. Dans quelques jours, quand le président sera le dernier à apprendre qu’il se meurt du sida, il fera une énorme colère et des têtes tomberont. Ici, les rumeurs tuent. Ensuite, on les vérifie.
Dans le même avion que le médecin du Val-de-Grâce et sa meurtrière nouvelle sont arrivés les dix exemplaires de L’Express et de Paris-Match qu’on s’échangera durant un mois et les fromages français un peu trop ou pas assez faits qui seront mangés en grande pompe trimestrielle à la salle à manger de l’hôtel.
Autour de la piscine, on discute de deux sujets importants. Les Blancs consultent la liste des fromages et inscrivent leur nom sur le feuillet de réservation. On viendra même du parc des Gorilles à la frontière du Zaïre pour déguster le traditionnel buffet de fromages français, dont la première pointe sera coupée par l’ambassadeur lui-même. Aux tables occupées par des Rwandais, en majorité des Tutsis ou des Hutus de l’opposition, on a baissé le ton. On parle de la maladie du président considérée déjà comme un fait avéré, et de la date probable de sa mort et de sa succession. André, qui distribue des capotes pour une ONG canadienne et qui à ce titre est un expert en matière de sida, calcule fébrilement. D’après la rumeur, il baiserait depuis trois ans avec sa secrétaire. S’il a été assidu et que le mari de sa secrétaire ait déjà le sida et que les dieux soient avec nous, le président Juvénal en a pour au plus un an. On applaudit à tout rompre. Seul Léo, un Hutu qui se dit modéré pour pouvoir baiser la sœur de Raphaël, seul Léo n’applaudit pas. Léo est journaliste à la télévision qui n’existe toujours pas et que Valcourt devait mettre sur pied. Léo n’est pas modéré, c’est seulement qu’il bande pour Immaculée. Léo, même s’il vient du Nord, la région natale du président, est devenu récemment membre du PSD, le parti du Sud. Au bar de la piscine, ce geste courageux en a impressionné plus d’un et Léo pavoise. Il faut préciser que la seule pensée de pouvoir dévêtir Immaculée donnerait des convictions à plus d’un pleutre. Mais Léo est aussi tutsi par sa mère. Léo, dans la tourmente naissante, cherche le camp qui sauvera sa petite personne et lui permettra de réaliser son rêve : devenir journaliste au Canada. Les Rwandais sont gens de façade. Ils manient la dissimulation et l’ambiguïté avec une habileté redoutable. Léo est une caricature de tout cela. Il est absolument double. Père hutu, mère tutsie. Corps tutsi, cœur hutu. Carte du PSD et rédacteur des discours de Léon, l’idéologue extrémiste hutu, dit l’Épurateur, ou le Lion Vengeur. Discours de colline, vêtements du 6 e arrondissement. Peau de Noir, rêves de Blanc. Heureusement, pense Valcourt, Immaculée n’entretient que mépris et dédain pour Léo qui s’escrime en fleurs et en chocolats.
Valcourt n’a pas rejoint, comme il le fait chaque soir, ses copains rwandais. La détresse de Gentille le retient à sa table. La bêtise du Rwandais de Paris le révolte. Mais il est un peu lassé depuis quelque temps du discours obsessionnel de ses amis et encore plus de leur langue ampoulée, ornée, prétentieuse, souvent surannée. Ils ne parlent pas, ils déclarent, ils déclament, non pas des vers, mais des slogans, des formules, des communiqués de presse. Ils parlent des massacres qu’ils prévoient avec l’assurance des météorologues et du sida qui les ronge comme des prophètes de l’Apocalypse. Valcourt connaît les massacres, les attentats et le sida par cœur, mais il voudrait bien parfois parler de fleurs, de cul ou de cuisine. Il entend Raphaël qui annonce : « Nous en sommes à la fin des temps, rongés par deux cancers, la haine et le sida. Nous sommes un peu comme les derniers enfants de la terre… » Valcourt se bouche les oreilles.
L’ambassadeur du Canada arrive et, sans saluer qui que ce soit, s’installe à la table la plus proche du buffet. Lucien porte encore le tee-shirt sur lequel on peut lire « Call Me Bwana ». Lisette, qui est désespérée depuis
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