Un Dimanche à La Piscine à Kigali
qu’elle s’est fait voler son sac de golf, maugrée. Imaginez sa désolation. Elle est gauchère, la seule gauchère parmi tous les membres du Golf Club de Kigali qui étend ses fairways mal entretenus dans une petite vallée que surplombent l’arrogant édifice du Conseil national du développement, les villas luxueuses des favoris du régime, les résidences d’ambassadeurs et le Club belge. Dans ce pays de merde qu’elle exècre, le golf constitue son seul plaisir, sa seule activité civilisée. Être nommée à Kigali quand on a dix-sept ans de service dans la Carrière, c’est une invitation à démissionner. Mais il y a des gens aveugles et sourds qui s’entêtent. L’ambassade n’est en fait qu’une succursale, qu’une dépendance de Kinshasa, ville encore plus invivable que Kigali, mais quand on ne sait rien d’autre que l’art de mentir poliment, mieux vaut vivre à Kigali que de répondre au téléphone dans les bureaux du ministère à Ottawa. Lisette souffre luxueusement.
Le rire de la bande de Raphaël est de courte durée. Les trois beaux-frères du président apparaissent, suivis du directeur adjoint belge de l’hôtel et de cinq militaires de la garde présidentielle. Mais la piscine affiche complet. L’ancien ministre de la Justice, encore tout dégoulinant, se précipite vers les trois hommes, mais sa table est au soleil et ces messieurs veulent s’asseoir à l’ombre. Or, toutes les tables qui conviennent sont occupées par des Blancs ou par la bande de Raphaël qui, bien sûr, ne bougera pas. Situation délicate pour le directeur adjoint, mais il est miraculeusement sauvé par le directeur lui-même qui, passant par hasard, déloge sa femme et ses beaux-parents pour faire place aux trois piliers de l’ Akazu {1} .
Le Canada est maintenant au grand complet. Le commandant des troupes de l’ONU vient d’arriver. Miracle de mimétisme, il incarne parfaitement son pays ainsi que son employeur, un peu comme ces maîtres amoureux de leur chien qui en adoptent l’allure et le comportement. Effacé, timide, peu disert et naïf comme le Canada ; fonctionnaire, méticuleux, légaliste, bureaucrate exemplaire et angélique comme le Grand Machin. Du monde, il connaît les aéroports, les grands hôtels de Genève, de Bruxelles et de New York et les centres d’études stratégiques. De la guerre, il a bien vu des images à CNN. Il a lu quelques livres, dirigé des exercices et envahi plusieurs pays sur le papier. De l’Afrique enfin, il connaît la couleur et quelques odeurs auxquelles il ne parvient toujours pas à s’habituer, même s’il tente de les noyer en maniant avec dextérité les bombes de désodorisant fragrance « sapin québécois » et s’asperge de Brut, eau de Cologne très prisée par les militaires et les policiers. Moustache de commis, regard triste, le major général est d’autre part un honnête homme et un bon catholique. L’évidente piété du dictateur et de sa famille ainsi que leur fréquentation assidue des évêques le touchent au plus haut point. Voilà de braves gens. Leurs quelques excès doivent être imputés à un atavisme bien africain plutôt qu’à la vénalité insatiable et à la cruauté sanguinaire que leur prêtent méchamment tous ces Tutsis ambitieux, qui prétendent jouer le jeu de la démocratie mais qui n’aspirent en fait qu’à établir une nouvelle dictature. L’archevêque de Kabgaye le lui a longuement expliqué, un matin après la grand-messe solennelle à laquelle il avait assisté en compagnie de son nouveau secrétaire personnel, gentil jeune homme qui a étudié au Québec et qui jouit du précieux avantage d’être un neveu du dictateur. Sur le chemin du retour, Firmin, le neveu, a confirmé les propos de Monseigneur, tout en oubliant de dire au major général que le grassouillet représentant de Sa Sainteté polonaise était le confesseur particulier de la famille Habyarimana et membre du Comité directeur du parti unique.
Homme sans préjugés, car il est homme de devoir, le major général n’est pas mécontent de ce séjour en Afrique centrale. On aurait pu l’envoyer en Somalie ou en Bosnie. Ici, ce n’est pas la paix, mais ce n’est surtout pas la guerre, malgré les combats sporadiques qui se déroulent à la frontière ougandaise. Presque aussi reposant qu’une mission à Chypre. En fait, le major général entrevoit cette mission comme dix-huit mois de repos bien mérité, loin de la paperasse et
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