Un Dimanche à La Piscine à Kigali
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Au centre de Kigali, il y a une piscine entourée d’une vingtaine de tables et de transats en résine de synthèse. Puis, formant un grand L qui surplombe cette tache bleue, l’hôtel des Mille-Collines avec sa clientèle de coopérants, d’experts internationaux, de bourgeois rwandais, d’expatriés retors ou tristes et de prostituées. Tout autour de la piscine et de l’hôtel se déploie dans un désordre lascif la ville qui compte, celle qui décide, qui vole, qui tue et qui vit très bien merci. Le centre culturel français, les bureaux de l’Unicef, la Banque centrale, le ministère de l’Information, les ambassades, la présidence qu’on reconnaît aux chars d’assaut, les boutiques d’artisanat qu’on fréquente la veille du départ pour se débarrasser du surplus de devises achetées au marché noir, la radio, les bureaux de la Banque mondiale, l’archevêché. Encerclant ce petit paradis artificiel, les symboles obligés de la décolonisation : le rond-point de la Constitution, l’avenue du Développement, le boulevard de la République, l’avenue de la Justice, la cathédrale laide et moderne. Plus bas, presque déjà dans les bas-fonds, l’église de la Sainte-Famille, masse de briques rouges qui dégorge des pauvres endimanchés vers des venelles de terre bordées de maisons façonnées de la même terre argileuse. Juste assez loin de la piscine pour qu’elles n’empestent pas les gens importants, des milliers de petites maisons rouges, hurlantes et joyeuses d’enfants, agonisantes de sidéens et de paludéens, des milliers de petites maisons qui ne savent rien de la piscine autour de laquelle on organise leur vie et surtout leur mort annoncée.
Autour du jardin de l’hôtel croassent des choucas énormes comme des aigles et nombreux comme des moineaux. Ils tournoient dans le ciel en attendant, comme les humains qu’ils surveillent, le moment de l’apéro. À cet instant, les bières apparaissent tandis que les corbeaux se posent sur les grands eucalyptus qui encerclent la piscine. Quand les corbeaux se sont perchés, arrivent les buses qui s’emparent des branches les plus hautes. Gare au vulgaire choucas qui n’aura pas respecté la hiérarchie. Ici, les oiseaux imitent les hommes.
À cette heure précise où les buses s’installent autour de la piscine, les parachutistes français, dans leurs transats de résine, se donnent des airs de Rambo. Ils reniflent toutes les chairs féminines qui s’ébattent dans l’eau puant le chlore. La fraîcheur importe peu. Il y a du vautour dans ces militaires au crâne rasé à l’affût au bord d’une piscine qui est le centre de l’étal, là où s’exhibent les morceaux les plus rouges et les plus persillés, autant que les flasques et les maigres bouts de chair féminine dont l’unique distraction est ce plan d’eau. Dans la piscine, le dimanche et tous les jours vers cinq heures, quelques carcasses rondouillettes ou faméliques troublent l’eau sans se douter que les paras n’ont peur ni de la cellulite ni de la peau que seule l’habitude retient aux os. Si elles savaient quel danger les menace, elles se noieraient d’extase anticipée ou entreraient au couvent.
En ce dimanche tranquille, un ancien ministre de la Justice se livre à d’intenses exercices d’échauffement sur le tremplin. Bien sûr, il ignore que ces amples moulinets font glousser les deux prostituées dont il attend un signe de reconnaissance ou d’intérêt pour se jeter à l’eau. Il veut séduire car il ne veut pas payer. Il percute l’eau comme un bouffon désarticulé. Les filles rient. Les paras aussi.
Autour de la piscine, des coopérants québécois rivalisent de rires bruyants avec des coopérants belges. Ce ne sont pas des amis ni des collègues, même s’ils poursuivent le même but : le développement, mot magique qui habille noblement les meilleures ou les plus inutiles intentions. Ce sont des rivaux qui expliquent à leurs interlocuteurs locaux que leur forme de développement est meilleure que celle des autres. Ils ne s’entendent finalement que sur le vacarme qu’ils créent. Il faudrait bien inventer un mot pour ces Blancs qui parlent, rient et boivent pour que la piscine prenne conscience de leur importance, non, même pas, de leur anodine existence. Choisissons le mot « bruyance », parce qu’il y a du bruit, mais aussi l’idée de continuité dans le bruit, l’idée d’un état permanent, d’un croassement
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