Un jour, je serai Roi
champ ou deux pour faire face aux dépenses imprévues, des bêtes qui meurent depuis peu d’une fièvre étrange, des paysans qui jasent et parlent de malédiction, Aurore de Voigny laisse dire et faire. Elle a souvent la tête ailleurs. Toussaint est apparu et s’est effacé aussi vite. Il reviendra. Elle le sait, elle l’a senti dans son regard. Pour le moment, elle refuse de prêter le flanc aux rumeurs qui l’accusent d’être un aventurier, un joueur, un corrupteur. On murmure aussi qu’il combine à l’insu de l’architecte Louis Le Vau.
Les critiques les plus graves concernent son ascendant sur Antoine qu’il aurait conduit à sa perte. Mais son frère a lui-même mis fin à sa vie, se répète-t-elle, et elle connaissait sa fragilité juvénile. De plus, il cachait dans sa chambre vingt mille livres de reconnaissance de dettes « au profit de T. Delaforge ». Ce dernier a-t-il réclamé son dû ? Voilà qui suffit à faire taire ses doutes, du moins tant qu’elle ne s’interroge pas sur le cas de François.
Mieux que quiconque, elle sait qu’une rancœur farouche opposait ces deux-là. La jalousie d’un frère qui ne supportait pas l’attachement de sa sœur à un ami d’enfance serait-elle responsable de l’affrontement ? Le croire serait s’accuser d’être la cause du malheur, et rien de pire ne pourrait lui arriver. Mais, en passant dans ce maudit vestibule, peu après la fin cruelle d’Antoine, elle avait entendu son père parler avec Marolles de Toussaint. L’orphelin était soupçonné d’avoir dépravé Antoine. Son père n’y croyait pas vraiment. Pourtant, se souvient-elle, il avait décidé de rendre visite à une certaine Angélique de Saint-Bastien qui accusait le même d’avoir été le mauvais ange du cadet.
Voilà qu’elle nage en eaux troubles et ne s’y sent pas à l’aise. Elle y viendra un jour. Peut-être même qu’elle ira trouver cette comtesse que l’on dit fort belle afin d’entendre ce que son père cherchait auprès d’elle. Pour l’heure, elle tente de survivre aux morts qui l’entourent et l’étouffent. Quand elle se sentira plus forte, elle interrogera Toussaint sur tous ses sujets, puisqu’il reviendra. Elle n’en doute décidément pas.
Si elle imagine le contraire, et qu’alors son cœur se serre, elle pourra toujours faire appel à Marolles, son parrain, afin de savoir ce que lui et son père pensaient réellement de l’orphelin. Pourquoi fut-il recueilli ? Pourquoi vécut-il sept ans, rue de la Couture-Sainte-Catherine ? Et toutes ces questions qu’elle ne se posait pas avant, tant il lui semblait évident que Toussaint soit là, comme un membre de sa famille.
Bien sûr, elle prendra l’avis du jésuite avec mesure, car, du plus loin que lui viennent ses souvenirs, elle ne l’a jamais entendu prononcer une parole en faveur de son filleul, et qu’elle sait leurs relations mauvaises. Mais qui d’autre que lui pourrait lui expliquer qui est vraiment Toussaint ? Elle ne connaît rien de sa vie, ignore ce qu’il fit et devint après son départ de Montcler, comment même il rencontra l’architecte Le Vau. Et d’où lui vient ce bras d’ébène ?
Aussi se résignera-t-elle à recueillir l’opinion de Marolles, seulement si elle n’a pas d’autre choix. Au moins, elle n’aura pas besoin de supporter la vue de ce prêtre qui ne lâchait jamais son père et qu’elle n’a jamais aimé. Elle lui écrira, cela suffira, puisqu’il est parti, au prétexte que son bienfaiteur n’était plus. Un départ soudain, brutal – une fuite, songe-t-elle, qui l’a finalement soulagée – sans se préoccuper du chagrin d’une tendre jeune fille.
Elle préfère que les choses se soient produites ainsi. Pour le contacter, elle doit écrire au Portugal, à l’ Universidade do Espírito Santo d’Evora appartenant à la compagnie de Jésus. Elle le fera, sûrement. Plus tard, après l’automne, cet hiver, peut-être, et si Toussaint ne vient pas à elle.
Le Vau navigue entre le meilleur et le pire. D’un côté, il tente le diable et se trouve à deux doigts de la faillite ; de l’autre, le voilà conseiller et secrétaire du roi, une charge qui le rapproche de Sa Majesté et le préserve de moult déboires. On n’affronte pas un protégé de Louis XIV qui signe et atteste, par son honnêteté, les engagements d’autrui. Ainsi, il espère tenir vaille que vaille, en empruntant aux plus crédules pour rembourser les créanciers
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