Un Monde Sans Fin
été dégagé et tout le bois empilé sur la berge. La navigation
pouvait reprendre. Chalands et radeaux commencèrent à quitter Kingsbridge pour
Melcombe, chargés de laine et d’autres marchandises à destination des Flandres
et de l’Italie.
Quand Caris et son père se rendirent sur les lieux pour
constater l’avancée des travaux, ils virent Merthin occupé à fabriquer un
radeau à partir du bois récupéré. « C’est bien mieux qu’une barque pour
assurer le transport du bétail d’une rive à l’autre, expliqua-t-il. Et les
chariots peuvent y embarquer facilement. »
Edmond hocha la tête sombrement. « Pour les jours de
marché, ça devrait suffire. Heureusement que nous aurons un nouveau pont pour
la prochaine foire à la laine.
— Oh, je ne crois pas, répliqua Merthin.
— Tu m’as dit que la construction d’un nouveau pont
prendrait un an !
— Un pont en bois, oui. Mais il s’écroulera à son tour.
— Pourquoi ?
— Je vais vous montrer. » Il les conduisit jusqu’à
un tas de bois. « Ces tronçons-là, expliqua Merthin en désignant des pieux
colossaux, proviennent des piles du pont, c’est-à-dire de ces fameux
vingt-quatre plus beaux chênes du royaume que le roi offrit au prieuré.
Regardez leurs extrémités. »
Ces énormes poteaux au contour amolli par des siècles passés
dans l’eau avaient été taillés en pointe à l’origine, comme Caris et son père
purent le constater.
« Un pont en bois n’a pas de fondations, enchaînait
Merthin. Les pilotis sont simplement enfoncés dans le lit du fleuve. Ce n’est
pas assez solide.
— Mais ce pont a tenu des centaines
d’années ! » objecta Edmond sur ce ton querelleur qu’il prenait
volontiers quand il n’était pas d’accord avec son interlocuteur.
Habitué, Merthin n’y prêta pas attention et reprit
patiemment : « Dans le passé, ces pieux étaient assez solides. Ils ne
le sont plus aujourd’hui. Parce que des choses ont changé.
— Qu’est-ce qui a changé ? Une rivière, c’est
toujours une rivière !
— Eh bien, vous avez construit un hangar et une jetée
sur la rive en face et vous avez édifié un mur pour protéger votre propriété.
D’autres marchands vous ont imité par la suite et l’ancienne étendue
marécageuse, où je jouais petit, a pour ainsi dire disparu. Comme l’eau ne peut
plus se répandre dans les champs, le fleuve coule plus vite qu’autrefois. Surtout
après les fortes pluies que nous avons eues cette année.
— Il faudra donc un pont en pierre ?
— Oui. »
Relevant les yeux, Edmond vit Elfric qui s’était rapproché
pour écouter leur conversation. Il l’interpella. « Merthin me dit qu’il
faudra trois ans pour construire un pont en pierre. »
Elfric acquiesça. « Trois saisons pendant lesquelles il
est possible de construire. »
Caris ne s’étonna pas. Merthin lui avait expliqué que la
plupart des travaux devaient s’effectuer durant les mois les plus chauds, car
on ne pouvait pas élever de murs en pierre par temps froid, quand le mortier
risquait de geler avant d’avoir pris.
« Une saison pour les fondations, continuait Elfric,
une autre pour les voûtes et une troisième pour le tablier qui supportera la
chaussée. À chaque étape, il faut laisser le mortier durcir trois ou quatre
mois avant de passer au stade suivant.
— Trois ans sans pont ! s’écria Edmond.
— Et même quatre, si l’on tarde à lancer la
construction.
— Vous feriez bien de préparer un devis à l’intention
du prieuré.
— J’ai déjà commencé, mais la tâche est ardue. J’aurai
besoin de deux ou trois jours encore.
— Faites aussi vite que vous le pouvez. »
Edmond et Caris repartirent vers la grand-rue. Edmond
avançait d’un pas énergique en traînant sa mauvaise jambe, agitant les bras à
la façon d’un coureur pour garder l’équilibre. Rien au monde ne l’aurait
convaincu de s’appuyer au bras de Caris ou de quiconque. Le sachant, les
habitants de la ville préféraient s’écarter pour lui laisser le champ libre,
surtout quand il semblait pressé. « Trois ans, grognait-il tout en
marchant. C’est un coup terrible pour la foire. Je ne sais même pas combien de
temps il nous faudra pour revenir à la situation d’avant. Trois
ans ! »
Arrivés chez eux, ils découvrirent Alice, qui était venue
les voir. Elle avait remonté ses cheveux sous sa coiffe en volutes compliquées
imitant la coiffure de
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