Un Monde Sans Fin
dame Philippa. Assise à la table, elle bavardait avec
tante Pétronille. À leur expression, Caris comprit immédiatement qu’elles
parlaient d’elle.
Pétronille alla chercher à la cuisine une cruche de bière
anglaise, du pain et du beurre frais. Elle servit une chope à son frère.
Depuis ses sanglots de dimanche, Pétronille n’avait plus
guère manifesté de tristesse à propos de la mort d’Anthony. Curieusement,
Edmond, qui n’avait jamais aimé son frère, semblait davantage touché par sa
disparition : les larmes lui venaient aux yeux aux moments les plus
inattendus de la journée pour disparaître aussi vite.
Pour l’heure, une seule pensée occupait son esprit : le
pont. Alice émit des doutes quant au jugement de Merthin. Son père mit fin à
ses questions d’une réplique impatiente : « Ce garçon est un génie.
Il en sait bien plus que de nombreux constructeurs chevronnés et il n’a pas
achevé son apprentissage ! »
Caris soupira amèrement : « Quand on pense qu’il
va devoir passer sa vie avec Griselda ! »
Alice prit immédiatement la défense de sa belle-fille.
« Et alors ? Elle est très bien, Griselda.
— Oui, sauf qu’elle ne l’aime pas. Elle l’a séduit pour
la simple raison que son petit ami a quitté la ville.
— C’est ce que t’a raconté Merthin ? s’exclama
Alice avec un rire sarcastique. Si un homme n’a pas envie d’une femme, rien ne
l’obligera à la toucher, tu peux me croire !
— Les hommes peuvent se laisser tenter, objecta Edmond
sur un ton grognon.
— Vous vous rangez du côté de Caris, papa ? glapit
Alice.
Mais après tout, je ne devrais pas m’en étonner j’ai
l’habitude !
— Ça n’a rien à voir, répondit Edmond. Tout simplement,
un homme peut très bien ne pas vouloir faire quelque chose et le faire quand
même sous l’impulsion du moment. Surtout si une femme déploie ses ruses.
Ensuite, il le regrette amèrement.
— Ses ruses ? Vous sous-entendez qu’elle se serait
jetée sur lui ?
— Je ne dis pas ça. Mais si j’ai bien compris, tout a
commencé quand elle s’est mise à pleurer et que Merthin est allé la
consoler », répliqua le père qui connaissait par Caris les détails de
l’histoire.
Alice fit claquer sa langue d’un air dégoûté. « Vous
avez toujours eu un faible pour cet apprenti rebelle.
— Je suppose qu’ils auront une demi-douzaine de bébés
joufflus, fit Caris qui grignotait sans appétit une tranche de pain beurré.
Merthin héritera des affaires d’Elfric. Il deviendra un commerçant reconnu de
Kingsbridge, qui bâtit des maisons pour les marchands et fait sa cour au clergé
pour obtenir des commandes. Exactement comme son beau-père. »
À quoi Pétronille déclara qu’il avait bien de la chance.
« Il sera l’un des personnages les plus importants de la ville.
— Il mérite un meilleur sort.
— Vraiment ? s’écria Pétronille avec une feinte
stupéfaction. Lui, le fils d’un chevalier tombé dans la disgrâce ! Qui n’a
même pas un shilling pour acheter des chaussures à sa femme ! Et à quoi
est-il destiné, selon toi ? »
La raillerie piqua Caris au vif. Les parents de Merthin
étaient certes de pauvres gens à la charge du prieuré. Pour leur fils, hériter
d’une entreprise ayant pignon sur rue équivalait à s’élever sur l’échelle
sociale. Pourtant, elle continuait de penser qu’il méritait mieux que cela. Elle
était incapable de formuler l’avenir qu’elle imaginait pour lui. Elle savait
seulement qu’il n’avait rien en commun avec les autres habitants de la ville.
L’idée qu’il devienne comme tout le monde lui était insupportable.
*
Le vendredi, Caris emmena Gwenda voir Mattie la Sage. Gwenda
était restée en ville parce que Wulfric devait y régler les funérailles de ses
parents et de son frère. Caris lui avait bandé les pieds et offert une vieille
paire de chaussures et Elaine, la servante d’Edmond, avait fait sécher sa robe
devant le feu.
Sur son aventure dans la forêt, Gwenda avait raconté que Sim
l’avait conduite au proscrit et qu’elle avait réussi à s’échapper, mais que le
colporteur l’avait prise en chasse. Il avait ensuite trouvé la mort dans
l’effondrement du pont. John, le sergent de ville, s’était contenté de cette
histoire. Les hors-la-loi, comme leur nom l’indiquait, se tenaient en dehors de
la loi. En conséquence, leurs héritiers ne pouvaient faire valoir leurs
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