Un Monde Sans Fin
chargées d’outils, de paniers de victuailles et de toutes
sortes de marchandises enfermées dans de gros sacs. Grands ou petits, gros ou
maigres, en haillons ou précieux atours, tout le monde s’affairait, hommes,
femmes et enfants. Le vert et le marron étaient les couleurs dominantes, mais
l’on notait par endroits des touches de bleu paon ou d’écarlate. Et tous ces
gens avaient chacun leur vie, s’émerveillait Caris – une vie différente et
complexe, émaillée de drames passés et de défis à venir, de souvenirs heureux
et de douleurs secrètes. Et tous, ils avaient des cohortes d’amis, d’ennemis et
d’êtres chers.
« Te sens-tu prête ? » lança Merthin. Caris
acquiesça en silence.
Il la précéda vers l’échafaudage. Ce frêle réseau de
branches et de cordages la terrorisa, bien qu’elle refuse de l’avouer : si
Merthin pouvait l’escalader, pourquoi n’en serait-elle pas capable ? Las,
le vent faisait vibrer tout l’assemblage, du point le plus bas jusqu’en haut.
De plus, il s’engouffrait sous ses jupes qui se gonflaient, telles les voiles
d’un navire, puis faseyaient et se rabattaient sur ses jambes. La flèche
n’était pas plus haute que la tour, mais les échelles de corde en rendaient l’ascension
bien plus pénible.
À mi-parcours, ils s’autorisèrent une halte.
À peine essoufflé, Merthin expliqua : « La flèche
est d’une simplicité enfantine. En fait, il s’agit d’un cercle auquel j’ai
ajouté des angles. »
Les flèches que Caris avait vues à ce jour étaient toutes
agrémentées d’ornements décoratifs – ouvertures en trompe-l’œil ou bandes de
pierres de différentes couleurs. Le style très dépouillé de celle-ci renforçait
l’impression d’envolée à l’infini.
« Hé, tu as vu ? s’exclama-t-il.
— Si tu veux bien, je préfère ne pas regarder en bas...
— On dirait que Philémon part pour
Avignon ! »
Un événement pareil, comment ne pas baisser les yeux ?
D’autant plus que la plate-forme sur laquelle ils s’étaient
arrêtés était somme toute assez large. Néanmoins, Caris souffrait d’un tel
vertige qu’elle dut se cramponner à un piquet pour se convaincre qu’elle
n’était pas déjà en train de tomber. La bouche sèche, elle plia la nuque et fit
lentement descendre son regard le long du flanc de la tour jusqu’au sol.
Le spectacle en valait la peine. Un char à bœuf stationnait
devant le palais du prieur et une escorte, composée d’un moine et d’un soldat,
tous deux à cheval, patientait tranquillement. Près de la carriole se tenait un
Philémon devant lequel les moines de Kingsbridge défilaient l’un après l’autre
pour lui baiser la main. Puis frère Sime lui tendit un chat noir et blanc – le
descendant du matou de Godwyn, très certainement.
Enfin, Philémon grimpa en voiture et le charretier fouetta
ses bêtes. D’un pas lourd, le convoi franchit le portail du prieuré, descendit
la grand-rue, traversa les deux ponts et disparut dans l’entrelacs des
faubourgs.
« Dieu merci, il est parti ! » se réjouit
Caris.
Merthin redressa la tête : « Encore un peu de
courage, le sommet n’est plus très loin. Tu seras bientôt la femme d’Angleterre
qui sera montée le plus haut. »
Ils reprirent l’ascension.
Le vent forcit. L’idée que Merthin ait réalisé son rêve
rendait Caris euphorique malgré sa peur : dans les siècles à venir, des
centaines de gens à des lieues à la ronde auraient chaque jour sous les yeux sa
flèche admirable.
Le point le plus élevé de l’échafaudage était entouré par
une galerie dépourvue de rambarde.
« L’usage veut que les flèches soient surmontées d’une
croix, expliquait Merthin. Les modèles varient. À Chartres, un soleil y est
représenté. Moi, j’ai choisi un sujet complètement différent. »
S’efforçant d’oublier qu’une chute était toujours possible,
Caris renversa la tête en arrière pour contempler ce dont il parlait. Quelle ne
fut sa surprise de découvrir que la croix, minuscule vue d’en bas, était en
réalité plus grande qu’elle ! Un personnage était agenouillé à son
pied : un ange en pierre de taille humaine qui, curieusement, ne levait
pas les yeux vers le Christ mais regardait à l’ouest, la ville. L’examinant
plus attentivement, Caris lui trouva un air inhabituel avec ses cheveux courts
et ses traits délicats. Son petit visage rond et féminin lui rappelait
vaguement
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