Un Monde Sans Fin
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que je vois mieux que la plupart des gens, d’où mon surnom de Sage. Dis-moi,
qui est enceinte ?
— Griselda, la fille d’Elfric.
— Ah, oui, je l’ai vue l’autre jour. Elle en est à
trois mois passés.
— Combien de temps, dis-tu ? s’écria Caris,
sidérée.
— Trois mois presque pleins. Elle n’a jamais été
particulièrement mince, mais elle est bien plus ronde, ces derniers temps.
Pourquoi as-tu cet air ébahi ? Je suppose que c’est l’enfant de Merthin.
Je me trompe ? »
Mattie devinait toujours ces choses.
Mais Gwenda s’étonna : « Tu ne m’as pas dit que
c’était tout récent ?
— Merthin ne m’a pas précisé la date, mais j’ai eu
l’impression que cela venait de se passer et ne s’était produit qu’une seule
fois. On dirait maintenant que ça dure depuis des mois !
— Pourquoi te mentirait-il ? l’interrogea Mattie.
— Pour atténuer sa faute, peut-être ? suggéra
Gwenda.
— L’atténuer ? Impossible, c’est la pire des
fautes !
— Les hommes ont une drôle de manière de
penser ! » Reposant la fiole qu’elle avait dans la main, Caris
s’exclama qu’elle allait de ce pas lui poser la question.
« Et mon philtre d’amour ? s’insurgea Gwenda.
— Je m’en occupe, dit Mattie. De toute façon, Caris est
trop agitée.
— Merci, Mattie. » Sur ce dernier mot, Caris
sortit.
Elle descendit jusqu’à la berge. Pour une fois, Merthin n’y
était pas. Ne le trouvant pas non plus chez Elfric, elle se dit qu’il devait
être à la cathédrale, dans la loge des maçons.
Cet endroit, dissimulé dans l’intérieur d’une des deux
tours, était réservé au maître des compagnons. On y accédait par un étroit
escalier en spirale aménagé dans un contrefort. C’était dans cette salle, vaste
et bien éclairée grâce à ses hautes fenêtres en ogive, qu’étaient soigneusement
entreposés le long d’un mur les admirables gabarits en bois utilisés par les
premiers tailleurs de pierre pour édifier la cathédrale et qui servaient encore
aujourd’hui lors des travaux de réparation.
Au pied était rangée la planche à tracer originale, à savoir
l’assemblage de lattes de bois recouvert de plâtre sur lequel le premier maître
des maçons, Jack le Bâtisseur, avait établi ses croquis, les gravant dans du
mortier à l’aide d’un stylet en fer. Les marques, blanches à l’origine,
s’étaient salies et un peu effacées avec le temps, mais on pouvait toujours y
inscrire de nouveaux croquis à partir des anciens. C’était d’ailleurs l’un des
avantages des planches à dessins par rapport au parchemin : quand un
bâtisseur y avait effectué un trop grand nombre d’esquisses et ne distinguait
plus le tracé original, il lui suffisait d’étaler une couche de plâtre frais
pour avoir un matériau vierge sur lequel recommencer à travailler.
Le parchemin, feuille de cuir d’une extrême finesse, était
une denrée bien trop onéreuse pour être utilisé à de simples croquis. Il était
réservé à l’usage des moines qui recopiaient les différents livres de la Bible.
Vers l’époque où Caris était née, un nouveau matériau destiné à l’écriture et
appelé « papier » avait fait son apparition. Mais il venait des
Arabes et les moines refusaient d’employer à des fins sacrées une invention
musulmane et, partant, païenne. Quoi qu’il en soit, le papier devait être
importé d’Italie, de sorte que son prix revenait à celui du parchemin. Par
ailleurs, le gabarit en bois présentait un second avantage, pour le charpentier
celui-là : sa solidité. L’artisan pouvait poser sans crainte son morceau
de bois à même le gabarit et découper sa pièce en suivant exactement les
contours tracés à l’origine par le maître bâtisseur.
À genoux sur le plancher, Merthin était justement en train
de tailler un morceau de chêne d’après un plan. Il ne s’agissait pas d’un
gabarit, mais d’un pignon à seize dents. Une pièce semblable, plus petite,
reposait déjà à côté de lui. Il la prit et l’appliqua contre celle qu’il
façonnait pour voir si elles s’adaptaient bien. Caris avait déjà vu des roues
crantées plus ou moins semblables à celles-ci dans des moulins à eau :
elles servaient à relier l’aube à la meule.
Merthin l’avait certainement entendue monter l’escalier en
pierre, mais il était trop absorbé par sa tâche pour relever les yeux. Elle le
regarda en
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