Un Monde Sans Fin
garçon deviendrait peut-être
tailleur de pierre. Il sculpterait des anges et des saints. Ou il serait un
comte, sage et clément. À moins qu’il ne choisisse une voie complètement
différente, à laquelle ses parents n’auraient jamais songé.
Merthin invita Philippa et les enfants à dîner. Ils
quittèrent l’enceinte du prieuré et franchirent le pont à contre-courant des
carrioles lourdement chargées qui continuaient d’affluer vers la foire. Ils
traversèrent ensuite l’île aux lépreux et le verger devant la maison.
À la cuisine, ils tombèrent sur Lolla.
À la vue de son père, la jeune fille fondit en larmes.
Merthin la serra dans ses bras ; elle sanglota sur son épaule. Au cours de
ses pérégrinations, elle avait dû perdre l’habitude de se laver, car elle
dégageait une odeur nauséabonde. Mais il était trop heureux pour s’en soucier.
Lolla eut du mal à reprendre ses esprits. « Ils sont
tous morts ! » s’exclama-t-elle. Et ses pleurs reprirent de plus
belle. Enfin, elle se calma. Ravalant ses larmes, elle répéta de manière plus
cohérente : « Ils sont tous morts. Jake, le Petit, Nénette et Hal,
Joanie, le Blafard et le Furet. L’un après l’autre. Je n’ai rien pu
faire ! »
Au fil des détails qu’égrenait sa fille, Merthin comprenait
de mieux en mieux comment elle avait vécu ces derniers mois. Apparemment, la
petite bande, réfugiée dans la forêt, s’était amusée à jouer aux nymphes et aux
bergers. De temps à autre, les garçons tuaient un cerf ; parfois, ils
partaient en vadrouille toute une journée et s’en revenaient lestés de pain et
d’un tonneau de vin. D’après Lolla, ils achetaient leurs vivres. Merthin les
soupçonna plutôt de détrousser les voyageurs. Nageant dans le bonheur, la jeune
fille n’avait pas imaginé que l’hiver mettrait un terme à sa béatitude. Au bout
du compte, ce fut la peste, plus que les intempéries, qui réduisit à néant son
conte de fées. « J’avais si peur, bredouilla-t-elle. Je voulais revoir
Caris. »
Gerry et Roley, qui adoraient leur cousine, buvaient
littéralement ses paroles. Le piteux dénouement de son épopée n’entamait en
rien leur fascination.
« C’est une telle souffrance de voir ses amis tomber
malades et mourir l’un après l’autre, sans rien pouvoir faire, gémit-elle.
— Je comprends ta réaction, dit Caris. J’ai moi-même
éprouvé ce sentiment à la mort de ma mère.
— M’apprendrez-vous à soigner les malades ? Je
brûle de secourir mon prochain comme vous le faites. Je ne veux pas me
contenter de chanter des cantiques ou de leur montrer l’effigie d’un saint. Je
veux tout savoir du corps humain, des os et du sang, des herbes et des potions
apaisantes. Je veux être capable d’agir quand quelqu’un est malade.
— Si tu le souhaites vraiment, je serai ravie de
t’apprendre ce que je sais ! Cela sera pour moi un grand bonheur. »
Merthin était abasourdi. Depuis plusieurs années, Lolla
rejetait toute autorité, en partie sous le fallacieux prétexte que Caris,
n’étant que sa belle-mère, ne méritait pas d’être respectée. Enchanté d’un tel
revirement, il en venait presque à se dire que son calvaire des derniers mois
n’avait pas été inutile.
Quelques minutes plus tard, une religieuse, entrée à la
cuisine, priait Caris de venir de toute urgence : « La petite Annie
Jones a un accès de fièvre et nous n’arrivons pas à déterminer de quoi elle
souffre.
— J’arrive, répondit Caris.
— Puis-je vous accompagner ? demanda Lolla.
— Non. Et ce sera ta première leçon. Règle numéro
un : propreté avant tout ! Va te laver, maintenant. Demain, je
t’emmènerai avec moi. »
Elle s’apprêtait à partir quand Madge la Tisserande débarqua
à son tour, la mine sombre : « Vous êtes au courant ? Philémon
est de retour. »
*
Ce dimanche-là, David et Amabel s’unirent dans la petite
église de Wigleigh.
Dame Philippa avait prêté son manoir pour la réception.
Wulfric avait tué un cochon et le faisait rôtir entier au milieu de la cour.
David avait acheté des fruits secs et Annet en avait fourré ses petits pains.
Comme l’orge avait pourri sur pied, faute de moissonneurs, les invités se
régalaient de cidre. Dame Philippa en avait offert toute une barrique que Sam,
libéré de ses obligations à Château-le-Comte pour l’occasion, s’était chargé
d’apporter.
Gwenda ne pouvait chasser de son
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