Vers l'orient
yeux que lui, ne se gênait pas pour ergoter sur
les agissements divins quand il le jugeait utile.
— J’ai eu un ami, dans le temps..., confiai-je.
Un juif. Il s’appelait Mordecai.
— Tu étais ami avec un juif ?
Elle semblait sceptique, mais difficile de savoir si
elle doutait qu’un chrétien pût se prendre d’amitié pour un juif, ou le
contraire.
— Eh bien, expliquai-je, il était juif la
première fois que je l’ai rencontré, lorsqu’il se faisait appeler Mordecai.
Mais il semble que je l’aie revu depuis sous d’autres noms et d’autres traits.
Il m’a même rendu visite dans un rêve !
Et je lui donnai des détails sur ces différents
contacts qui concouraient apparemment tous à me mettre en garde contre
« la beauté assoiffée de sang ». Tandis que je lui exposais cela, la
veuve me fixait en silence, les yeux agrandis. Quand j’achevai, elle
déclara :
— Bar mazel, et tu es un gentil [26] ! Quel que soit le message qu’il essaie de te transmettre, je te conseille de le
prendre au sérieux. Sais-tu qui tu as rencontré, à chaque fois ? Sans
doute l’un des Lamed-Vav. Les Trente-Six.
— Les Trente-Six quoi ?
— Les Tsaddikim... des sortes de saints,
comme vous les qualifieriez sans doute, vous chrétiens. Il y en a toujours le
même nombre sur la surface de la Terre, des hommes à la droiture sans faille.
Personne ne sait jamais qui ils sont, et eux-mêmes ne sont même pas au courant
qu’ils sont des tsaddikim. Sinon, vois-tu, le simple fait d’intégrer
cette donnée jetterait une ombre sur leur perfection. Mais ils arpentent le
monde sans arrêt, accomplissant de bonnes actions, sans récompense ni
reconnaissance particulière. Certains prétendent que les tsaddikim ont
la vie éternelle. D’autres affirment que lorsque l’un d’eux meurt, aussitôt
Dieu en nomme un autre pour le remplacer sans que celui-ci sache qu’on vient de
lui faire cet honneur. D’autres encore proclament qu’il n’y a en réalité qu’un tsaddik qui, doué d’ubiquité, peut se trouver à trente-six endroits en même temps
s’il en décide ainsi. Mais tous s’accordent à penser que Dieu mettrait fin à ce
monde si les Lamed-Vav cessaient d’accomplir leurs bonnes actions. Je
dois avouer, cependant, que jamais je n’avais entendu dire qu’il pouvait agir
ainsi en faveur d’un gentil.
— Celui que j’ai rencontré à Bagdad aurait fort
bien pu ne pas être un juif. C’était un fardarbab, un diseur de bonne
aventure. Il avait tout l’air d’un Arabe.
Elle haussa les épaules.
— Les Arabes ont la même légende. Ils appellent
ces hommes justes les abdal. Seul Allah connaît leurs identités à tous,
et l’existence du monde, comme chez nous, est suspendue par Allah à leur action
bienfaisante. J’ignore si les Arabes ont copié leurs abdal sur nos Lamed-Vav, ou si cette croyance commune remonte aux temps anciens où nous étions tous
des fils de Sem. Mais quelle que soit l’identité de ces bienfaiteurs, jeune
homme, qu’il s’agisse d’abdal assistant un infidèle ou de tsaddik aidant
un gentil, c’est un grand honneur qu’ils te font, et tu devrais en tenir compte.
— Cependant, ils ne font que me parler de la
beauté et de la soif de sang. Je fais déjà tout mon possible pour rechercher la
première en évitant la seconde, autant que faire se peut, et je n’ai en
définitive besoin d’aucun conseil en ce qui concerne la conduite à tenir
là-dessus.
— Il me semble que ce sont les deux côtés d’une
même pièce, souligna la veuve, frappant de sa pantoufle pour écraser un autre
scorpion. S’il y a du danger dans la beauté, n’y a-t-il pas également une
certaine beauté dans le danger ? Sinon, pourquoi un jeune homme comme toi
voyagerait-il le cœur si léger ?
— Moi ? Oh, je ne voyage que par simple
curiosité, Mirza Esther.
— Par simple curiosité, hein ?
Écoutez-moi ça ! Jeune homme, ne déprécie jamais la valeur de cette
passion que l’on nomme curiosité, tu m’entends ? Sans elle, songes-y, où
serait le danger ? Où serait la beauté, également ?
J’avoue que j’avais un peu de mal à saisir le rapport
qui pouvait exister entre ces trois termes, et je me demandai un instant si je
n’étais pas en train de parler à nouveau à quelqu’un de légèrement divanè, dérangé...
Je savais que les personnes âgées pouvaient être parfois merveilleusement
décousues dans leurs propos. Celle-ci semblait
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