Vers l'orient
procuraient une navette de bien meilleure qualité que leur
nourriture. Nous n’eûmes droit à un repas décent que dans l’un d’entre eux, et
ce fut du reste pour nous une expérience unique, à ce stade de notre
voyage : des tranches énormes et savoureuses d’un poisson péché dans la
rivière toute proche. Ces darnes étaient un tel délice que nous demandâmes
l’autorisation de nous rendre en cuisine pour découvrir dans quel poisson elles
avaient été taillées. Il s’agissait de l’ashyotr, animal aussi gros
qu’un homme, voire plus corpulent encore que l’oncle Matteo. En guise
d’écailles, il était couvert de plaques osseuses en forme de coquillages, et
l’on pouvait voir sous son long museau des barbillons semblables à des favoris.
En plus de sa chair comestible, l’ashyotr produit des œufs noirs
semblables à de toutes petites perles, et nous en mangeâmes, salés et
agglutinés en une pâte savoureuse appelée le khavyah.
Dans les autres auberges, en revanche, la nourriture
était épouvantable, ce qui, compte tenu de l’abondance du gibier aux environs,
n’était pas compréhensible. Tous les tenanciers de caravansérail semblaient
absolument tenir à proposer à leurs invités un plat qu’ils n’avaient pas mangé
depuis longtemps. Comme nous avions souvent dîné d’oiseaux et de viande de
gazelle, ils nous offraient du mouton. Et comme dans le Garabil ce dernier
n’abonde pas, il avait dû voyager, pour arriver jusqu’ici, presque aussi
longtemps que nous. Sa viande avait cessé définitivement de me plaire :
salée, séchée et racornie, sans huile ni vinaigre pour l’assaisonner, hormis de
la cardamome au goût acre de poivron rouge, elle nous était invariablement
servie avec des haricots blancs cuits dans de l’eau sucrée. Après ce type de
repas bien gazeux, nous aurions fort commodément pu remplacer les outres
flottantes en peau de chèvre des masak. Pour dire quand même un mot
agréable des auberges du Garabil, elles ne faisaient payer que les hommes et
non les bêtes, celles-ci réglant leur note par les excréments qu’elles
laissaient et fournissant ainsi un précieux combustible de chauffage, dans
cette région où le bois était rare.
La première cité plus ou moins significative sur notre
parcours était Balkh, qui avait eu aux temps jadis une importance bien réelle.
Site de l’un des plus considérables campements d’Alexandre, c’était aussi une
étape majeure pour les marchands qui arpentaient la route de la soie, équipée
de bazars populeux, de temples majestueux et de luxueux caravansérails. Mais la
ville s’était trouvée, hélas, sur le passage de la première vague d’invasion
mongole, lorsque celle-ci s’était déchaînée hors de ses repaires de
l’Est : en 1220, la horde de Gengis khan avait fondu sur Balkh et l’avait
écrasée telle une botte ferrée un nid d’oiseaux.
Nous y arrivâmes plus d’un demi-siècle après, mais la
cité ne s’était pas encore remise du désastre. Balkh ressemblait donc à
l’époque à une grande et noble ruine, mais à une ruine tout de même. Peut-être
était-elle aussi active et florissante que naguère, mais ses auberges, ses
greniers à grains et ses entrepôts n’étaient que des constructions rebâties de
bric et de broc avec les résidus de pierres et autres planches trouvés sur
place après l’invasion. Ainsi reconstruits parmi les moignons de tours jadis
altières, les restes de puissantes murailles et les tuiles déchiquetées de
dômes naguère parfaits, tous ces bâtiments n’en semblaient que plus
pathétiques.
Bien peu des habitants étaient assez vieux pour avoir
vécu l’irruption des troupes de Gengis et le saccage qui s’en était suivi. Et,
à plus forte raison, rares étaient ceux qui se souvenaient du temps antérieur
où la cité avait eu une réputation fameuse, reconnue fort loin alentour, sous
le nom de Balkh Umn-al-Bulud, la « Mère des Cités ». Mais
leurs fils et leurs petits-fils, maintenant propriétaires des auberges, maisons
de commerce et autres établissements de la ville, paraissaient aussi abasourdis
et misérables que si la dévastation avait eu lieu la veille, et sous leurs
yeux. Lorsqu’ils parlaient des Mongols, c’était pour réciter une litanie qui
semblait s’être imprimée dans la mémoire de chaque habitant de Balkh : « Amdan
u khandand u sokhtand u kushtand u burdand u rafiand », ce qui
signifie : « Ils sont venus,
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