Vers l'orient
les chasseurs de peaux
transportaient aussi une bonne quantité de cornes qu’ils avaient prélevées sur
une espèce de mouton sauvage appelé artak. N’ayant jusque-là rien vu d’autre
que les fort modestes appendices des gazelles, des vaches ou des moutons
domestiques, ces ramures m’impressionnèrent. Elles étaient à la racine aussi
larges que ma cuisse et s’élevaient en spirale jusqu’à la pointe. Sur l’animal,
elles atteignaient la taille d’un homme, mais une seule de ces cornes, étirée,
l’aurait sans doute égalée à elle seule. Elles constituaient en tout cas
à mes yeux des objets si admirables qu’on devait, pensais-je, les vendre comme
articles d’ornement. Nullement, m’expliquèrent-ils en riant, ces cornes
allaient être découpées pour fabriquer les objets les plus usuels : on y
taillerait des bols, des tasses, des étriers de selle et même des fers à cheval.
Ils certifiaient qu’un cheval ainsi équipé ne pouvait déraper, fut-ce sur la
route la plus glissante.
(Plusieurs mois après, lorsque je découvris bien plus
haut dans les montagnes ce genre d’artak en
liberté dans les solitudes, je les trouvai si splendides que je déplorai qu’on
les chassât à des fins aussi mercantiles. Ce à quoi mon père et mon oncle, ne
voyant là qu’un commerce utile, ce qui pour eux voulait tout dire, rirent comme
l’avaient fait les chasseurs et raillèrent rudement ma sentimentalité, allant
jusqu’à les surnommer par dérision les « moutons de Marco ».)
Alors que nous progressions dans le Wakhân, les cimes
qui s’élevaient sur les côtés demeuraient toujours aussi altières, mais, à
présent, dès que la neige cessait de tomber et nous laissait contempler leurs
pentes vertigineuses, celles-ci semblaient plus proches de nous. Et les rives
de glace qui enserraient la rivière Ab-e-Panj paraissaient à la fois plus
épaisses et plus bleues, comprimant les eaux vives du torrent en un courant
encore plus impétueux, comme une métaphore visuelle de l’emprise de l’hiver sur
la nature.
Ces montagnes continuèrent de border les deux côtés de
notre horizon jusqu’à ce que d’autres apparaissent à leur tour en face de nous,
si bien que nous fûmes bientôt encerclés de sommets titanesques, sauf dans
notre dos. Il nous fallut atteindre le point le plus élevé de cette vallée pour
voir soudain les averses de neige cesser, les nuages disparaître tout aussi
brutalement, dévoilant ainsi à nos regards extasiés les pics blancs des
montagnes et le bleu glacé du ciel qui se réfléchissaient majestueusement sur
la surface d’un gigantesque lac gelé, le Chaqmaqtin. Sous les glaces de son
extrémité occidentale sourdaient les eaux de l’Ab-e-Panj que nous avions suivi,
aussi ce lac nous apparut-il comme sa source, et nous levions ainsi le voile
sur les origines de l’Oxus. Mon père et mon oncle l’ajoutèrent sur les cartes,
notre Kitab étant notoirement imprécis sur ces régions. Je ne pus guère,
pour ma part, contribuer à notre localisation, l’horizon étant beaucoup trop
haut et déchiqueté pour que je puisse faire usage du kamàl. Mais dès que
le ciel nocturne fut suffisamment dégagé, je pus au moins confirmer, d’après la
hauteur de l’étoile Polaire, que notre latitude était bien plus septentrionale
que celle de Suvediye, point de départ de notre marche terrestre, sur les rives
du Levant.
À l’extrémité nord-est du lac Chaqmaqtin était fixée
une petite communauté du nom de Buzai Gumbad, qui se prétendait une bourgade,
laquelle n’était en réalité rien d’autre qu’un vaste caravansérail aux
multiples bâtiments, entouré d’une cité de tentes et de corrals qui abritaient
les bêtes des caravanes qui passaient là tout l’hiver. Il paraissait évident
que, les beaux jours revenus, la population tout entière de Buzai Gumbad se
lèverait et quitterait le corridor de Wakhân par l’une de ses nombreuses
passes. Le tenancier du caravansérail était un homme aussi jovial qu’expansif,
nommé Iqbal, ce qui signifie « bonne fortune », nom fort approprié au
tenancier de la seule halte possible pour les caravanes sur ce tronçon resserré
de la route de la soie, qui, de ce seul fait, prospérait tant. Il était natif
de la vallée du Wakhân, proclamait-il, ayant vu le jour sous le toit même de
son auberge. Cependant, comme avant lui son père, son grand-père et toute la
lignée des aubergistes de Buzai Gumbad, il
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