Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
pratiquée par chaque particulier. En voici un exemple, que je tiens de notre interprète, Conrad Weiser. Il avoit été naturalisé parmi les six Nations, et parloit très-bien la langue Mohock.
En traversant le pays des Indiens, pour porter un message de notre gouverneur à l'assemblée d'Onondaga, il s'arrêta à l'habitation de Canassetego, l'un de ses anciens amis. Le sauvage l'embrassa, étendit des fourrures pour le faire asseoir, plaça devant lui des haricots bouillis, du gibier et de l'eau, dans laquelle il avoit mêlé un peu de rum. Quand Conrad Weiser eut achevé de manger, et allumé sa pipe, Canassetego commença à s'entretenir avec lui. Il lui demanda comment il s'étoit porté depuis plusieurs années qu'ils ne s'étoient vus l'un l'autre ; d'où il venoit, et quel étoit l'objet de son voyage. Conrad répondit à toutes ces questions ; et quand la conversation commença à languir, le sauvage la reprit ainsi :—«Conrad, vous avez long-temps vécu parmi les blancs, et vous connoissez un peu leurs coutumes. J'ai été quelquefois à Albany, et j'ai observé qu'une fois tous les sept jours, ils ferment leurs boutiques et s'assemblent tous dans une grande maison. Dites-moi, pourquoi cela ? Que font-ils dans cette maison ?
»Ils s'y rassemblent, répondit Conrad, pour entendre et apprendre de bonnes choses.—Je ne doute pas qu'ils ne vous l'aient dit, reprit le sauvage. Ils me l'ont dit de même : mais je ne crois pas que cela soit vrai ; et je vais vous en dire la raison.—J'allai dernièrement à Albany, pour vendre des fourrures, et pour acheter des couvertures de laine, des couteaux, de la poudre et du rum. Vous savez que je fais ordinairement affaire avec Hans Hanson, mais cette fois-ci j'étois tenté d'essayer de quelqu'autre marchand. Cependant je commençai par aller chez Hans Hanson, et je lui demandai combien il me donneroit pour mes peaux de castor. Il me répondit qu'il ne pouvoit pas me les payer plus de quatre schellings la livre : mais, ajouta-t-il, je ne puis parler d'affaire aujourd'hui ; c'est le jour où nous nous rassemblons pour apprendre de bonnes choses, et je vais à l'assemblée.
»Pour moi, je pensai que ne pouvant faire aucune affaire ce jour-là, je ferois aussi bien d'aller à l'assemblée avec Hans Hanson, et je le suivis. Un homme vêtu de noir se leva, et commença à parler aux autres d'un air très-fâché. Je ne comprenois pas ce qu'il disoit : mais m'appercevant qu'il regardoit beaucoup et moi, et Hanson, je crus qu'il étoit irrité de me voir là. Ainsi je sortis ; je m'assis près de la maison, je battis mon briquet, j'allumai ma pipe, et j'attendis que l'assemblée fût finie. Il me vint alors dans l'idée que l'homme vêtu de noir avoit fait mention des peaux de castor, et que cela pouvoit être le sujet de l'assemblée. En conséquence, dès qu'on sortit de la maison, j'accostai mon marchand.—Eh bien ! lui dis-je, Hans, j'espère que vous êtes convenu de payer les peaux de castor plus de quatre schellings la livre.—Non, répondit-il, je ne puis plus même y mettre ce prix. Je ne peux en donner que trois schellings six sous.—Je m'adressai alors à divers autres marchands : mais c'étoit par-tout la même chanson ; trois schellings six sous, trois schellings six sous. Je vis donc clairement que mes soupçons étoient bien fondés ; et que, quoique les blancs prétendissent qu'ils alloient dans leurs assemblées pour apprendre de bonnes choses, ils ne s'y rendoient, en effet, que pour se concerter, afin de mieux tromper les Indiens sur le prix des peaux de castor. Réfléchissez-y un peu, Conrad, et vous serez de mon avis. Si, en s'assemblant aussi souvent, leur dessein étoit d'apprendre de bonnes choses, ils devroient certainement en avoir déjà appris quelqu'une. Mais ils sont encore bien ignorans.
»Vous connoissez notre usage. Si un blanc voyage dans notre pays, et entre dans nos cabanes, nous le traitons toujours comme je viens de vous traiter.
Nous le fesons sécher s'il est mouillé ; nous le fesons chauffer s'il a froid, nous lui donnons de quoi bien satisfaire sa faim et sa soif, et nous étendons des fourrures devant lui, pour qu'il puisse se reposer et dormir. Mais nous ne lui demandons jamais rien pour la manière dont nous l'avons accueilli [C'est une chose très-remarquable, que dans tous les temps et dans tous les pays, l'hospitalité ait été reconnue pour la vertu de ceux que les nations civilisées se sont plu à
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