Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
peuples est de ne jamais répondre à une proposition publique, le même jour qu'elle leur a été faite. Ils pensent que ce seroit la traiter avec trop de légèreté, et qu'ils montrent plus de respect en prenant du temps pour la considérer comme une chose importante. Ils différèrent donc de répondre aux Virginiens ; et le lendemain après que l'orateur eût témoigné combien ils étoient sensibles à l'offre qu'on leur avoit faite, il ajouta :—«Nous savons que vous estimez beaucoup l'espèce de science qu'on enseigne dans ces colléges, et que tandis que nos jeunes gens seroient chez vous, leur entretien vous coûteroit beaucoup. Nous sommes donc convaincus que dans ce que vous nous proposez, votre intention est de nous faire du bien ; et nous vous en remercions de bon cœur. Mais vous, qui êtes sages, vous devez savoir que les différentes nations voient les choses d'une manière différente ; et vous ne devez pas être offensés, si nos idées sur l'éducation d'un collége ne sont pas les mêmes que les vôtres. Nous en avons déjà fait l'expérience. Plusieurs de nos jeunes gens ont été élevés dans les colléges des provinces septentrionales. Ils ont été instruits dans toutes vos sciences. Mais quand ils sont revenus parmi nous, à peine savoient-ils courir. Ignorant entièrement la manière de vivre dans les bois, incapables de supporter le froid et la faim, ils ne savoient ni bâtir une cabane, ni prendre un daim, ni tuer un ennemi : ils parloient imparfaitement notre langue ; et par conséquent ils n'étoient propres ni à la chasse, ni à la guerre, ni aux conseils. Enfin, nous ne pouvions en rien faire.—Nous n'acceptons pas votre offre : mais nous n'en sommes pas moins reconnoissans ; et pour vous le prouver, si les habitans de la Virginie veulent nous envoyer une demi-douzaine de leurs enfans, nous aurons le plus grand soin de leur éducation, nous leur apprendrons ce que nous savons ; et nous en ferons des hommes.»
Les Sauvages ayant de fréquentes occasions de tenir des conseils publics, ils se sont accoutumés à maintenir beaucoup d'ordre et de décence dans ces assemblées. Les vieillards sont assis au premier rang ; les guerriers au second, et les femmes et les enfans au dernier. L'emploi des femmes est de remarquer avec soin ce qui se passe dans les conseils, de le graver dans leur mémoire, et de l'apprendre par tradition à leurs enfans ; car ces peuples n'ont point d'écriture. Elles sont les registres du conseil. Elles conservent le souvenir des traités, qui ont été conclus cent ans auparavant ; et quand nous comparons ce qu'elles disent avec nos écrits, nous le trouvons toujours exact.
Celui qui veut parler se lève : les autres gardent un profond silence. Quand il a fini il se rassied, et on lui laisse cinq ou six minutes, pour qu'il puisse se rappeler s'il n'a omis rien de ce qu'il avoit intention de dire, et se lever de nouveau pour l'énoncer. Interrompre quelqu'un, même dans la conversation ordinaire, est regardé comme très-indécent. Ô combien cela diffère de ce qu'on voit dans la chambre polie des communes d'Angleterre, où il se passe à peine un jour, sans quelque tumulte qui oblige l'orateur à s'enrouer à force de crier à l'ordre ! Combien diffère aussi la conversation des Sauvages, de la conversation de plusieurs sociétés polies d'Europe, dans lesquelles, si vous n'énoncez pas votre pensée avec beaucoup de rapidité, vous êtes arrêté au milieu d'une phrase par l'impatient babil de ceux avec qui vous vous entretenez, et il ne vous est plus possible de la finir !
Il est vrai que la politesse qu'affectent les Sauvages dans la conversation, est portée à l'excès ; car elle ne leur permet pas de démentir, ni même de contredire ce qu'on énonce en leur présence.
Par ce moyen, ils évitent les disputes : mais aussi on peut difficilement connoître leur façon de penser et l'impression qu'on fait sur eux. Les missionnaires qui ont essayé de les convertir au christianisme, se plaignent tous de cette extrême déférence, comme d'un des plus grands obstacles au succès de leur mission. Les Sauvages se laissent patiemment expliquer les vérités du christianisme, et y donnent leurs signes ordinaires d'approbation. Vous croiriez qu'ils sont convaincus. Point du tout. C'est pure civilité.
Un missionnaire suédois ayant assemblé les chefs Indiens des bords de la Susquehannah, leur fit un sermon dans lequel il développa les
Weitere Kostenlose Bücher