Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
recevroient, ne les rendroit ni plus heureux, ni plus riches, car ils boiroient davantage et travailleroient moins.
Les gouvernemens américains croient donc ne pas devoir encourager ces sortes de projets. Aussi, ni les marchands, ni les ouvriers, ne font la loi à personne. Si le marchand veut vendre trop cher une paire de souliers qui vient de l'étranger, l'acheteur s'adresse à un cordonnier ; et si le cordonnier demande un trop haut prix, l'acheteur retourne an marchand : ainsi la concurrence retient dans de justes limites le marchand et l'ouvrier. Cependant le cordonnier gagne en Amérique, beaucoup plus qu'il ne gagneroit en Europe, parce qu'il peut ajouter au prix qu'il vend ses souliers, une somme presqu'égale aux dépenses de fret, de commission, d'assurances, que fait nécessairement payer le marchand. Il en est de même pour les ouvriers dans tous les autres arts mécaniques. Aussi, les artisans vivent en général beaucoup mieux en Amérique qu'en Europe ; et ceux qui sont économes ramassent aisément de quoi vivre dans leur vieillesse, et laisser du bien à leurs enfans.—Les hommes qui ont un métier peuvent donc avoir de l'avantage à aller s'établir dans les États-Unis.
L'Europe est depuis long-temps habitée ; et là, les arts, les métiers, les professions de toute espèce sont si bien fournis, qu'il est difficile à un pauvre homme, qui a des enfans, de les placer de manière à leur faire gagner, ou apprendre à gagner une honnête subsistance. L'artisan qui craint de se créer des rivaux refuse de prendre des apprentis, à moins qu'on ne lui donne de l'argent, qu'on ne les nourrisse ou qu'on ne se soumette à d'autres conditions trop onéreuses pour les parens.
Aussi les jeunes gens restent souvent dans l'ignorance de tout ce qui pourroit leur être utile, et ils sont obligés, pour vivre, de devenir soldats, domestiques ou voleurs.
En Amérique, l'augmentation continuelle de la population, empêche qu'on n'ait cette crainte de se créer des rivaux. Les ouvriers y prennent volontiers des apprentis, parce qu'ils espèrent retirer du profit de leur travail, pendant tout le temps qui s'écoulera depuis l'époque où ils sauront leur métier, jusqu'au terme stipulé dans leur contrat. Il est donc facile aux familles pauvres de faire élever utilement leurs enfans ; et les ouvriers sont si portés à avoir des apprentis, que plusieurs d'entr'eux donnent de l'argent aux parens, pour avoir des garçons de dix à quinze ans, et les garder jusqu'à ce qu'ils en aient vingt-un. Par ce moyen beaucoup de pauvres parens ont, à leur arrivée en Amérique, ramassé assez d'argent, pour acheter des terres, s'y établir, et subsister, en les cultivant avec le reste de leur famille.
Les contrats d'apprentissage se font en présence d'un magistrat, qui en règle les conditions, conformément à la raison et à la justice ; et comme il a en vue de voir former un citoyen utile, il oblige le maître de s'engager, par écrit, non-seulement à bien nourrir l'apprenti, à l'habiller, à le blanchir, à le loger, et à lui donner un habillement complet à la fin de l'apprentissage, mais encore à lui faire apprendre à lire, à écrire, à chiffrer, et à lui enseigner sa profession, ou quelqu'autre par laquelle il puisse être en état de gagner sa vie, et d'élever une famille.
Une copie de cet acte est remise à l'apprenti ou à ses parens, et le magistrat en garde la minute, à laquelle on peut avoir recours, en cas que le maître manque à quelqu'une de ses obligations.
Ce désir qu'ont les maîtres, d'avoir beaucoup de mains employées à travailler pour eux, les engage à payer le passage des personnes de l'un et de l'autre sexe, qui arrivent jeunes en Amérique, et conviennent de les servir pendant deux, trois ou quatre ans. Les jeunes gens, qui savent déjà travailler, s'engagent pour un terme moins long, proportionné à leur talent et au profit qu'on peut retirer de leur service. Ceux qui ne savent rien faire donnent plus de temps, à condition qu'on leur enseignera un métier, que leur pauvreté ne leur avoit pas permis d'apprendre dans leur pays.
Comme la médiocrité de fortune est presque générale en Amérique, les habitans sont obligés de travailler pour vivre. Aussi on y voit rarement cette foule de vices qu'enfante l'oisiveté. Un travail constant est le conservateur des mœurs et de la vertu d'un peuple. Les jeunes gens ont moins de mauvais exemples en Amérique qu'ailleurs ; et
Weitere Kostenlose Bücher