VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
Lui, un peu troublé et croyant qu’il s’agissait d’autre chose, me dit : « Qu’est-ce, garçon ? Pourquoi cries-tu ? Qu’as-tu ? Pourquoi fermes-tu la porte avec telle furie ? » – « Oh ! Monsieur », répondis-je, « accourez ici, on nous apporte un mort. » – « Comment, un mort ? » – « Oui, je l’ai rencontré là-haut, et sa femme l’accompagnait en disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? à la maison caverneuse et sombre, à la maison triste et infortunée, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. » Oui, Monsieur, ils nous l’apportent ici. » À ces mots, mon maître, quoiqu’il n’eût pas grand motif de rire, rit tellement, qu’il fut un très grand moment sans pouvoir parler.
Cependant j’avais mis le verrou à la porte et m’y étais adossé pour la mieux défendre. Les gens passèrent avec leur mort, et, nonobstant, je craignais toujours qu’ils ne vinssent nous le mettre à la maison. Alors mon bon maître, quand il fut plus soûl de rire que de manger, me dit : « Oui, certes, Lazare, selon ce que tu as entendu dire à la veuve, tu as eu raison de penser ce que tu as pensé ; mais puisque Dieu en a disposé autrement et qu’ils ont passé outre, ouvre, ouvre, et va chercher à manger. » – « Laissez, Monsieur, qu’ils passent le coin de la rue. » Enfin mon maître vint à la porte de la rue, l’ouvrit et m’animant, ce qui, vu la crainte et le trouble qui m’avaient saisi, était bien nécessaire, me remit sur mon chemin. Mais encore que ce jour-là nous fissions bonne chère, du diable si je pus trouver du goût à rien et je fus trois jours sans reprendre la couleur de mon visage. Quant à mon maître, toutes les fois qu’il se ressouvenait de mon aventure, il ne pouvait se tenir de rire.
Je vécus ainsi quelque temps avec cet écuyer, mon troisième et pauvre maître, désirant toujours connaître le motif de sa venue et de son séjour en ce lieu, car dès la première journée que je passai à son service, je m’aperçus qu’il était étranger, au peu de liaison et conversation qu’il avait avec les habitants. Enfin mon désir fut exaucé et je sus ce que je désirais savoir.
Un jour que nous avions convenablement mangé et qu’il était assez satisfait, il me conta son cas. Il me dit qu’il était de Castille-la-Vieille et avait quitté son pays rien que pour ne pas lever son bonnet à un gentilhomme son voisin. « Monsieur, lui dis-je, s’il était ce que vous dites et plus riche que vous, vous n’auriez failli en le saluant le premier, puisque vous dites qu’il vous saluait aussi. » – « Oui, il était ce que j’ai dit et plus riche que moi et me saluait aussi ; mais, puisque si souvent je lui tirais mon bonnet le premier, il n’eût pas été mauvais qu’il me prévînt quelquefois et me gagnât de la main. » – « Il me semble, Monsieur, que je n’aurais pas regardé à cela, principalement avec plus grands et plus riches que moi. » – « Tu es enfant », me dit-il, « et n’entends rien aux exigences de l’honneur, en quoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien. Or, je te fais savoir que je suis, comme tu vois, un écuyer, mais que, néanmoins, si je rencontrais le comte dans la rue et qu’il ne me tirât pas (j’entends complètement bien tiré) son bonnet, en le voyant venir une autre fois je saurais pardieu bien, pour ne pas lui tirer le mien, entrer dans quelque maison, feignant d’y avoir affaire ou passer par une autre rue avant qu’il ne me rejoigne ; car un noble ne doit rien à d’autres qu’à Dieu et au roi, et il ne convient pas, qu’étant homme de bien, il néglige une minute de priser beaucoup sa personne. Je me souviens qu’un jour j’outrageai un artisan de mon pays et voulus porter la main sur lui, parce que chaque fois que je le rencontrais, il me disait : « Dieu maintienne Votre Grâce. » – « Vous, Monsieur le méchant vilain, lui dis-je, pourquoi n’êtes-vous pas mieux appris ? Dieu vous maintienne, me dites-vous, comme si j’étais le premier venu ? » De ce jour en avant il me tirait son bonnet d’ici là-bas et me parlait comme il devait. – « N’est-ce donc pas une bonne manière de se saluer l’un l’autre que de dire : Dieu vous maintienne ? » répliquai-je à mon maître. – Sache, à la male heure, me répondit-il, qu’on dit cela aux gens du commun ; mais qu’à un noble comme moi, on
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