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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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de me poursuivre n’était point encore satisfaite, ne voulut pas même que je demeurasse en cette misérable et honteuse existence, car, l’année ayant été stérile en blé, le conseil de la cité décida d’en bannir tous les étrangers pauvres, publiant peine du fouet contre ceux qui y seraient dorénavant rencontrés. Et, en exécution de ce ban, quatre jours après qu’il fut publié, je vis mener une procession de pauvres qu’on fouettait par les quatre rues principales, ce qui me causa une si grande épouvante que je n’osais plus me risquer à mendier.
    Alors, qui l’aurait pu voir, eût vu la disette de notre maison, la tristesse et le silence de ses habitants, tellement qu’il nous arriva de demeurer deux ou trois jours sans manger une bouchée ni parler une parole. À moi me sauvèrent la vie quelques femmelettes, fileuses de coton, qui faisaient des bonnets et habitaient auprès de nous, avec lesquelles j’avais lié voisinage et connaissance. De la misère qu’on leur portait, elles me donnaient quelque petite chose, de laquelle, presque trépassé, je me passais ; et toutefois je n’avais pas tant de pitié de moi que de mon infortuné maître, qui, en huit jours, ne mangea pas un seul morceau ; au moins à la maison nous demeurâmes sans manger : lui, où allait-il, que mangeait-il ? je ne sais. Néanmoins vous l’eussiez vu, sur le midi, descendre la rue, le corps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, pour soutenir la maudite vanité qu’ils nomment honneur, prendre un brin de la paille dont la maison n’était déjà guère pourvue, et, sortant sur le pas de la porte, se curer les dents, qui entre elles n’avaient rien, tandis qu’il se lamentait sans cesse de ce malencontreux logis. « Il est mauvais, vois-tu, et c’est le sort désastreux de notre demeure qui est cause de ce qui nous arrive. Elle est lugubre, triste, sombre, et tant que nous y vivrons, nous souffrirons : je désire que vienne la fin du mois pour en sortir. »
    Ainsi persécutés de faim et de misère, un jour, je ne sais par quelle chance ou aventure, au pauvre pouvoir de mon maître tomba un réal ; armé duquel, il s’en vint à la maison aussi triomphant que s’il eût eu le trésor de Venise, et, d’un air fort satisfait et souriant, me le donna, en disant : « Tiens, Lazare, voici que Dieu nous entr’ouvre sa main, va à la place et achètes-y pain, vin et viande. Crevons un œil au diable. Et qui plus est, je t’annonce, pour que tu t’en réjouisses, que j’ai loué une autre maison et que nous ne resterons dans la malencontreuse où nous sommes que jusqu’à la fin de ce mois. Maudite soit-elle et maudit soit celui qui y posa la première tuile ; en male heure j’y suis entré. Par Notre-Seigneur, depuis que je l’habite, goutte n’y ai bue, bouchée de pain n’y ai mangée, ni repos aucun n’y ai trouvé, tel est son aspect et telles son obscurité et tristesse. Va et reviens vite, et dînons aujourd’hui comme des comtes. »
    Je pris mon réal et ma cruche et, allongeant le pas, montai la rue, me dirigeant vers la place, fort content et de belle humeur. Mais à quoi bon, s’il est écrit en ma triste destinée qu’aucune joie ne me doit venir sans chagrin ? Ce fut aussi ce qui m’advint. Comme donc je montais la rue, pensant à quoi j’emploierais mieux et plus profitablement le réal, et rendant grâces à Dieu de ce qu’il avait pourvu mon maître d’argent, voici qu’à l’improviste vint à ma rencontre un mort, que plusieurs prêtres et d’autres gens descendaient sur un brancard au bas de la rue. Je me rangeai contre le mur pour leur faire place. Après le corps, et le joignant, venait une femme, qui devait être celle du défunt, couverte de deuil et accompagnée de beaucoup d’autres. Elle pleurait et poussait de grands cris, disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? À la maison triste et infortunée, à la maison caverneuse et sombre, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. »
    Lorsque j’ouïs cela, je crus que le ciel et la terre allaient se rejoindre. « Oh malheureux de moi, c’est chez nous qu’ils portent ce mort ! » Et laissant ma route, fendis par le milieu de la troupe et à toutes jambes redescendis jusqu’à notre maison, qu’après y être entré je fermai en grande hâte, implorant l’aide et la faveur de mon maître et l’embrassant pour qu’il vînt me secourir et défendre l’entrée.

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