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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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l’invitation. Toutefois, je désirais que le pécheur remédiât à sa misère à l’aide de la mienne et déjeunât comme il avait fait la veille, d’autant que j’avais plus ample provision, que mes vivres étaient meilleurs et ma faim moindre. Or, Dieu voulut contenter mon désir, en même temps, je pense, que celui de mon maître ; car comme je commençai à manger, lui, qui se promenait, vint à moi et me dit : « Je t’assure, Lazare, que tu as en mangeant meilleure grâce que ne vis onques à homme au monde, et que personne ne peut te regarder manger à qui tu ne donnes appétit, encore qu’il n’en ait point. » – « Le fort grand que tu as te fait estimer beau le mien », dis-je en moi-même. Cependant, puisqu’il y mettait du sien et m’ouvrait la voie, il me parut que je devais l’aider. Je lui dis : « Monsieur, le bon outil fait le bon ouvrier ; ce pain est des plus savoureux, et ce pied de bœuf si bien cuit et bien assaisonné, que quiconque le verrait en aurait envie. » – « C’est du pied de bœuf ? » dit-il, – « Oui, Monsieur. » – « Or, te dis que c’est le meilleur morceau du monde ; il n’y a pas de faisan que je goûte autant. » – « Goûtez-en donc, Monsieur, et vous verrez si j’ai raison. »
    Je lui mis entre les mains le pied et trois ou quatre rations de mon pain le plus blanc. Il s’assit à côté de moi et commença à manger comme qui en a envie, rongeant jusqu’aux os les plus menus, mieux que n’eût fait son propre lévrier. « Avec une sauce à l’ail, » dit-il, « ce manger-là est exquis. » – « La sauce à laquelle tu le manges est encore meilleure, dis-je tout bas. » – « Pardieu, continua-t-il, je m’en suis régalé comme si je n’avais rien mangé de la journée. » – « Me vienne la bonne année, comme cela est vrai », dis-je à part moi.
    Il me demanda la cruche à l’eau, que je lui donnai telle que je l’avais rapportée de la rivière ; preuve, puisqu’il n’y manquait rien, que mon maître n’avait pas dîné avec excès. Nous bûmes, et très contents fûmes dormir comme la nuit précédente.
    Pour abréger je dirai que nous vécûmes ainsi huit ou dix jours, mon pécheur de maître sortant le matin, toujours avec ces mêmes contentement et démarche mesurée à humer l’air par les rues, tandis que le pauvre Lazare lui servait de pourvoyeur. Souvent je pensais à ma déplorable fortune : avoir quitté les mauvais maîtres que j’avais eus pour trouver mieux, et en rencontrer un qui, non seulement, ne me nourrissait pas, mais que je devais nourrir ! Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et, au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié : aussi, bien souvent, pour porter au logis de quoi l’entretenir, je m’entretenais mal.
    Un matin que le pauvre, sorti du lit en chemise, était monté au haut de la maison pour y faire ses besoins, je me mis, afin d’éclaircir mes doutes, à fouiller son pourpoint et ses chausses qu’il avait laissés à son chevet, et y trouvai une petite bourse en velours de soie, plus de cent fois repliée sur elle-même et sans une maudite blanque ni apparence qu’il y en eût eu depuis fort longtemps. Cet homme, me dis-je, est pauvre, et personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur, qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un en baisant la main, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoir compassion de celui-ci. Dieu m’est témoin qu’au jour d’aujourd’hui, quand il m’arrive d’en rencontrer un de sa condition, avec ce port et cette magnificence, j’en ai pitié, à la pensée qu’il souffre peut-être ce que j’ai vu souffrir à celui-ci, qu’il me plaisait plutôt de servir, malgré toute sa misère, que les deux autres, pour les raisons que j’ai dites.
    D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal.
    Étant donc en tel état et menant la vie que je dis, ma mauvaise fortune, qui

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