Voltaire
forteresse. Quelques jours plus tard il vit le Régent qui le reçut en riant, car il était sans méchanceté et ne gardait pas rancune au jeune homme qu'il avait enfermé dix-huit mois pour une chanson. « Monseigneur, lui dit Voltaire, je trouverais très doux que Sa Majesté daignât se charger de ma nourriture, mais jesupplie Votre Altesse de ne plus se charger de mon logement. »
L'usage était de faire suivre une sortie de Bastille d'un exil court et décent. Le duc de Béthune invita Voltaire à passer le temps de cette retraite au château de Sully. La Bastille avait ruiné la santé du prisonnier et celui-ci avait besoin de l'air de la campagne; il accepta. Il fut très heureux à Sully, où il devint l'amant d'une jeune personne, Mlle de Livry, qui se destinait au théâtre et lui demanda d'écrire pour elle des rôles.
IV
Tragédies
C'était en France un temps de folie. Avec l'ombre géante du vieux Roi avait disparu toute contrainte. On avait de grandes querelles pour de petits objets. Les gens de lettres étaient divisés par Homère et les gens d'église par la bulle Unigenitus. L'irréligion, déjà forte sous le règne précédent, osa s'afficher. Le cynisme des mœurs devint général. Le Régent lui-même était accusé d'inceste avec sa fille, la duchesse de Berry. Tout le monde en riait. Les crimes n'étaient plus qu'un sujet de chansons. Les théâtres étaient pleins. « Tout se tournait en gaieté et plaisanteries; c'était le même esprit que du temps de la Fronde, à la guerre civile près. »
Dans ce Paris chantant et rebelle, Voltaire fit représenter son Œdipe. Cette mauvaise tragédie fut un grand événement. On savait que l'auteur était d'opposition, qu'il avait été mis à la Bastille, qu'il venait à peine d'en sortir. On disait que sa pièce était contre les prêtres et même contre la religion, et qu'il n'avait peint l'inceste d'Œdipe que pour atteindre celui du Régent. Le public vint en foule ; il ne fut pas déçu. Œdipe était une tragédieassez banale, devoir de rhétorique d'un bon élève du Père Porée, pastiche adroit et inconscient de Racine, mais les Parisiens de 1718 y cherchaient moins le Roi de Thèbes que le Régent de France, et le grand prêtre que les évêques français. Les platitudes leur semblèrent hardiesses.
Ne nous fions qu'à nous ; voyons tout par nos yeux.
Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux.
Deux mauvais vers, mais qui signifiaient à n'en point douter que la science expérimentale l'emporte sur les révélations des livres sacrés.
Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense.
Notre crédulité fait toute leur science.
Le vain peuple, fatigué du confesseur du Roi, de la bulle Unigenitus et des condamnations pour sacrilège, applaudissait. Peu lui importait l'arsenal rouillé du jeune poète, ses : « Ah ! Dieu ! », ses : « Quoi ? », ses : «Juste ciel ! » ou ses: « Qu'ai-je entendu?» Œdipe était une pièce frondeuse en un temps de Fronde. Elle triompha.
Le Régent, qui avait de l'esprit, vint lui-même voir la tragédie à la mode; sa fille s'y montra et Voltaire, par une effronterie suprême, dédia la pièce à la duchesse d'Orléans. Il se sentait prêt à toutes les audaces. Les femmes le courtisaient; les hommes le louaient; les écrivains l'enviaient. Il pirouettait, aimait, travaillait, attaquait, contre-attaquait. Des cabales se formèrent contre lui. Un poème terrible parut, anonyme, dirigé contre le Régent : Les Philippiques. On accusa Voltaire d'en être l'auteur. C'était faux, mais comment le prouver? Déjà ses ennemis conseillaient au Régent de le remettre à la Bastille, mais Philippe d'Orléans avait pris goût à ce jeune homme et lui fit la grâce de l'exiler. Voltaire quitta Paris par un violent orage. Regardant les nuages, les éclairs et tout ce céleste désordre : « Il faut, dit-il, que le royaume des cieux soit tombé en régence. »
Une fois de plus, il trouva refuge à Sully. Mlle de Livry l'y attendait. Il passa le temps de sa disgrâce à écrire pour elle une tragédie : Artémise. On la joua un peu plus tard et cette « reine infortunée » fut sifflée. Voltaire, interrompant soudain son exil, sauta sur le théâtre pour défendre son drame et son interprète, mais la cabale était forte. Bien que très jeune, il s'était fait de solides ennemis : un abbé Desfontaines en lui rendant service, le poète Jean-Baptiste Rousseau en mêlant quelques réserves à des
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