Voltaire
une action basse? Et qui au monde n'en a jamais commis une ? » Et qu'on n'oppose pas ici à Trollope les cyniques, le cardinal de Retz par exemple, disant aux moines scandalisés auxquels il dicte ses mémoires : «Allez, allez, j'ai fait cela, ainsi point de honte à le dire. » Car Retz lui-même plaide encore, et Rousseau et Gide.
Nous sommes partis, une fois de plus, en chasse, et une fois de plus nous n'avons pas atteint notre gibier : la vérité. Nous verrons, dans la dernière conférence, si elle ne s'est pas réfugiée dans le roman.
1 Jean Prévost.
CHAPITRE SIXIÈME
La biographie et le roman
Pendant cinq heures, nous avons été ensemble à la poursuite d'une ombre qui fuyait devant nous, et qui était la vérité sur l'homme. Nous nous sommes demandé si le biographe pouvait l'atteindre; il nous a semblé qu'il ne le pouvait pas. Chaque fois que nous croyions poser la main sur l'épaule transparente du fantôme, il se divisait en deux autres qui s'enfuyaient par des sentiers divers dans des directions opposées. D'un côté couraient les actes, la vie visible du personnage, incarnée en documents, en témoignages; on savait qu'il avait voyagé, qu'il avait rencontré telle femme, qu'il avait prononcé tel discours. De l'autre côté, il y avait la vie intérieure, et c'était elle surtout qui s'évanouissait dès que nous croyions la tenir. Quelquefois, elle semblait devenir matière sous forme de journaux, de lettres, mais alors ces documents étaient suspects. Nous sentions que sous eux, plus profondément qu'eux, nous aurions dû connaître autre chose. Autre chose que nous connaissons en nous-mêmes. Le courant continu des pensées, les images furtives qui traversent l'esprit, les intentions et les regrets. Mais hélas ! Comment les connaître ?Quand il s'agit d'un être mort, dont les os reposent dans quelque boîte de bois ou les cendres dans une urne, images et pensées ont disparu à tout jamais et les plus patientes recherches ne nous révéleront plus que poussière.
Bien plus, quand, par hasard, la coïncidence d'un journal et d'un récit contemporain nous révèle à la fois les actes et les intentions de notre héros, nous constatons qu'ils sont contradictoires. Alors que nous aurions été sévères pour l'acte, la naïveté de l'intention nous désarme. Nous en venons à nous dire que dans les cas où nous connaissons seulement les actes, il est presque impossible de les interpréter. Vous connaissez l'histoire de Rossetti, qui, éprouvant de vifs remords parce que sa conduite envers sa femme avait été égoïste, décida, pour se châtier lui-même, d'enterrer dans la tombe de cette femme les poèmes qu'il avait composés depuis son mariage et qui étaient pour lui le symbole de sa culpabilité. Il craignait d'avoir immolé un être réel à son art, et il voulait s'en punir par la destruction de l'œuvre d'art. Et vous savez aussi que, quelques mois plus tard, souffrant de ne pouvoir se souvenir de ces poèmes, désirant passionnément les retrouver, Rossetti ne put résister à la tentation de faire rouvrir cette tombe et d'y reprendre son manuscrit. C'est une anecdote terrible. Un romancier pourrait en faire une nouvelle très émouvante, en nous montrant ce qui se passe dans l'âme de Rossetti pendant cette période de tentation, puis d'exécution 1 . Mais que peut faire le biographe? Comme il sait peu de choses... Que pensait exactement Rossetti ? Quels étaient ses sentiments au moment où il avait fait le premier geste (celui d'enterrer le manus-crit)? Quels étaient ses sentiments au moment où il prit la terrible décision ? Nous ne le savons pas ; nous ne le saurons jamais.
Le biographe ne peut imaginer sans inquiétude ce qu'aurait été son interprétation, si un document (qui aurait fort bien pu disparaître) avait en effet disparu. Shelley abandonne sa femme, Harriet, et s'enfuit avec Mary Godwin; voilà le fait. Il se trouve que nous savons, par différents témoignages, qu'à ce moment il suspectait Harriet d'infidélité; c'est l'explication et l'excuse de sa conduite. Mais, si nous n'avions ces témoignages (ce qui est parfaitement concevable), combien la conduite de Shelley nous apparaîtrait incohérente et cruelle.
En biographie, les êtres ne vivent que dans la mesure où d'autres les ont vus et ont pris note de leurs actions. La vieille philosophie idéaliste disait : « Etre, c'est être perçu. » Un héros de biographie, lui aussi, n'existe que par les
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