Voltaire
déformer volontairement, voilà bien des obstacles qui font craindre que la véritable autobiographie ne puisse jamais être écrite. Le grand autobiographe devrait posséder le génie d'analyse et la perspicacité d'un Proust, le sens de l'unité humaine d'un Fernandez et en outre une impartialité, une objectivité telles à l'égard de sa propre vie qu'il la pourrait survoler comme Bergotte survolait celle de ses médiocres héros. Un tel personnage est-il inconcevable ? Non, mais il faut reconnaître qu'il n'a pas, jusqu'à présent, existé. C'est dommage.
« Oh ! dit Jane Carlyle, si je pouvais écrire ma propre biographie, depuis le commencement jusqu'à la fin, sans réserves, sans couleurs fausses, ce serait un document sans prix pour les femmes d'Angleterre et cela en plus d'un point. Mais la décence me l'interdit. »
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Il y a pourtant des exemples d'autobiographie en tous points satisfaisants. Vous en possédez une en Angleterre et qui a été publiée du vivant de son auteur. C'est Père et Fils d'Edmund Gosse. Là, le mobile qui a poussé Sir Edmund Gosse à écrire semble être le mobile habituel du romancier : un désir de libération, de délivrance. Mais le ton est si juste, les portraits si fidèles, l'impartialité si grande, qu'à aucun moment le lecteur ne peut être choqué. Père et Fils demeure la preuve, et une des rares preuves, qu'un examen libre de soi-même est possible.
Indiquons tout de suite les raisons pour lesquelles cette réussite fut possible. Père et Fils est une biographie spirituelle, c'est l'histoire du développement des idées d'un homme, de son intelligence. Tel est aussi le cas d'un livre qui a le charme, et parfois rappelle le ton de Père et Fils : je veux parler de l'Autobiographie de Mark Rutherford. Rarement un homme a parlé avec plus de naturel de sa vie religieuse, de la naissance de ses doutes, de ses idées sur l'amour et la mort. Il est vrai que l'autobiographie avait ici légèrement déguisé un peu l'histoire de Mark Rutherford et différait de celle de William Hals White, son créateur. Mais elle est différente par les faits et la confession spirituelle est authentique. Or là aussi la réussite est parfaite.
Et si nous en venons maintenant aux autobiographies posthumes, nous remarquons tout de suite aussi que les seules parfaites sont celles où l'auteur n'a décrit que cette marche d'un esprit. Vous avez John Stuart Mill, vous avez Newman, vous avez Gibbon, vous avez (avec un peu moins de perfection) Herbert Spencer; nous avons les Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse d'Ernest Renan. Pourquoi de telles autobiographies intellectuelles sont-elles supérieures aux autres? C'est d'abord, je crois, parce que tout ce qui concerne la vie de l'esprit est, en apparence du moins, beaucoup plus conscient que le reste de notre existence; c'est ensuite parce que nous avons moins de pudeur intellectuelle que nous n'avons de pudeur sentimentale ou sensuelle. Nous pouvons avoir honte de certaines de nos actions, de certains de nos sentiments ; nous avons rarement honte de nos idées. Au moment où nous écrivons, nous entreprenons de les expliquer parce que nous croyons légitimes les démarches par lesquelles nous sommes arrivés à une position intellectuelle. Si nous ne les croyions paslégitimes, nous penserions autrement. De là, par exemple, la noblesse tranquille d'un livre comme l'autobiographie de J. S. Mill. Aucun événement. Il semble que toute une vie se soit passée à poursuivre une pensée juste. L'impartialité de l'auteur est parfaite. Quand il rencontre un homme différent de lui-même, il le juge avec une admirable sérénité. Je ne veux pas vous citer des textes que vous connaissez mieux que moi; je voudrais seulement vous lire les quelques lignes sur Carlyle; Mill ne l'aimait pas, n'était pas fait pour le comprendre, et pourtant voici ce qu'il dit de lui :
« Je ne me considérais pas comme un juge compétent de Carlyle. Je sentais qu'il était un poète et que je n'en étais pas un; qu'il était un homme d'intuition, ce que je n'étais pas; que, comme tel, non seulement il voyait bien des choses longtemps avant moi, mais aussi pouvait voir beaucoup de choses qui ne lui étaient pas visibles, même après qu'elles m'avaient été indiquées. Je savais que je ne pouvais faire le tour de cet homme et je ne pouvais jamais être tout à fait certain de voir par-dessus lui. Aussi n'ai-je jamais eu la présomption de le juger jusqu'à ce qu'il
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