Voltaire
croquis divers qu'ont pris de lui des témoins ou lui-même, et il semble qu'il n'y ait pas d'être réel sous toutes ces apparences. Et pourtant l'être réel existe, lui aussi, nous le savons bien, car nous savons que nous existons. Mais où trouver cet être réel ? Quel chasseur a su poursuivre en même temps les deux ombres ? Est-ce le biographe ? Il semble que non. Mais peut-être est-ce le romancier 2 .
Le romancier, en effet, peut, lui, se placer dans la situation qui permet d'apercevoir en même temps les deux points de vue. Considérez par exemple le cas d'un soldat qui, pendant une attaque, reste caché dans un trou d'obus alors qu'il pourrait avancer et ne rejoint ses camarades qu'un peu plus tard, quand le barraged'artillerie a été levé. S'il est découvert par un officier, il sera considéré comme un lâche et, si sa conduite est connue plus fard par son biographe, le soldat va passer à l'histoire comme manquant de courage. Si le traînard n'est pas découvert, l'acte, pour le biographe, disparaît purement et simplement. Mais pour lui-même, il est possible qu'au fond notre soldat soit rempli d'intentions courageuses. Il n'est pas un lâche, il voudrait avancer; son corps s'y refuse, et le force en quelque sorte à rester sur place. Cela, le romancier peut le savoir; il peut connaître aussi l'opinion de l'officier, et il peut exprimer les deux. Or, le témoignage complet sur la vie n'existe que si on possède à la fois le témoignage du spectateur et celui de l'acteur et si (comme dit Ramon Fernandez) « on compense les unes par les autres les erreurs du spectateur et celles de l'acteur, car l'acteur est toujours plus ou moins trahi par ses sentiments, et le spectateur est trompé par les actes ». L'acteur pense toujours : « J'ai fait pour le mieux. » Le spectateur pense comme votre poète :
Of course he did it fort the best;
What could he do it for ?
But did he do it ? That's the test.
I want to know no more.
Le romancier, lui, peut nous apporter tout le dossier. Il nous donne à la fois l'opinion de l'acteur sur lui-même, l'opinion du spectateur sur l'acteur et « une troisième opinion composée des deux autres, qui n'est point du tout un jugement surajouté, mais l'acte même de création... Qu'on y regarde de près, on verra qu'un personnage de roman n'existe que s'il y a correspondance entre sa vie intérieure et sa vie apparente, l'unecommandant l'autre ou toutes les deux étant créées simultanément, suivant les préférences et les moyens du romancier 3 .»
C'est dans cette impossibilité de réaliser la synthèse de la vie intérieure et de la vie apparente qu'est l'infériorité du biographe sur le romancier. Le biographe voit bien cet homme, Peel, assis à son banc, pendant que ses adversaires l'accablent de reproches peut-être immérités. Il le voit immobile, malheureux, tête baissée. Il se demande : « Que pense-t-il? » Il n'en sait rien. Quelquefois il a des matériaux. Quelquefois même il en a beaucoup plus que le romancier, mais les matériaux ne sont pas tout. Pensez aux savants qui étudient la préhistoire ; ils ont des matériaux ; ils trouvent dans le sol un nombre considérable de haches de pierre polie, de petits cailloux en forme de fer de lance, et, sur les parois des grottes, des bisons peints. Ce ne sont pas les haches ou les couteaux de silex qui leur manquent ; ils n'en ont que trop. C'est parce qu'ils ont quatre mille silex et deux mille haches que les musées préhistoriques sont si ennuyeux et que l'on a l'impression d'y apprendre si peu de choses sur ce qu'était réellement l'homme préhistorique. Nous avons, comme Chesterlon, quelque peine à croire qu'ait jamais existé un être pour qui la vie humaine n'était pas un tissu de désirs, de passions, de craintes, mais un long exercice qui consistait à tailler de petits cailloux et à peindre des bisons. Kipling nous en apprend beaucoup plus quand (sans tout cet appareil de musée) il nous peint les tribus de la préhistoire. De même le biographe peut avoir cent cinquante lettres d'un ministre, il peut en avoir quinze cents. Il est peut-être utile de les imprimer, de créer pour nous de tellesmines de documents, ce n'est pas de tels musées que peut surgir une image vivante. Il faut qu'ils existent; il ne faut pas y vivre. « L'histoire, dit le philosophe Alain, est vide de contenu parce qu'elle se condamne à accepter des passions que chacun avoue. Elle se meut dans un ordre abstrait et
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