Voltaire
me fût interprété par un troisième qui était de beaucoup notre supérieur à tous deux, qui était plus un poète que lui, et plus un penseur que moi, dont la nature enveloppait la sienne et beaucoup plus encore. »
La seule objection que l'on pourrait faire à un livre comme celui de John Stuart Mill serait la suivante : n'est-il pas artificiel d'isoler ainsi chez un homme le développement intellectuel ? Mais on peut répondre que ce n'est pas artificiel dans le cas de certains hommes pour qui la vie de l'intelligence est tout.
Le cas de Spencer est un peu différent. Spencer a voulu non seulement écrire une autobiographie intellectuellecomme John Stuart Mill, mais en même temps fournir un document scientifique sur un personnage qu'il considérait comme le plus intéressant de son temps et qui était lui-même :
« Il me semble qu'une histoire naturelle de moi-même accompagnerait utilement les livres qui ont été la principale occupation de ma vie. Dans les chapitres suivants, j'ai essayé de donner cette histoire naturelle. Que j'aie complètement réussi n'est pas probable, mais peut-être ai-je réussi partiellement. En tout cas, une vérité importante a été rendue claire, c'est que dans la genèse d'un système de pensées, la nature émotionnelle est un facteur important, aussi important peut-être que la nature intellectuelle. »
Ces quelques lignes sont très remarquables. L'expression « natural history of myself » est à retenir et elle constituerait en effet un idéal possible des autobiographes, si on pouvait réaliser une telle histoire naturelle de soi-même.
Mais pourtant voyez combien, même dans le cas de Spencer, cette histoire naturelle est loin d'être impartiale. Spencer est plein des scrupules les plus louables ; il se demande longuement si l'on peut, dans une autobiographie, dire du bien de soi-même, car d'un côté, dit-il, si l'écrivain néglige les incidents qui ont marqué les progrès de son caractère et de son succès, cette omission diminue la valeur du récit. « D'un autre côté, comme ils lui apportent une sorte d'honneur, le fait de les mentionner peut apparaître comme un signe de vanité, bien qu'il puisse résulter simplement du désir de présenter complètement le sujet, ou du sentiment qu'en face du compte débiteur il est juste, exact, de placer le compte créditeur. Que faire alors ? Au premier abord, il semble possible pour lui qui raconte sa propre vie telleque la dessine son propre portrait, d'être véridique. Mais en fait, c'est impossible. »
Et, en effet, malgré tant de conscience, nous ne pouvons nous empêcher de penser que Spencer a dit trop de bien de lui. Le sentiment d'oppression par la personnalité des autres, dès que celle-ci tend à s'enfler ou à s'étaler, est si fort chez chacun de nous, qu'il nous est presque impossible d'entendre un homme parler de lui sans éprouver une intense impression de comique ; c'est injuste, c'est même absurde, mais c'est ainsi. Il n'y a rien en réalité de vraiment drôle dans le passage que je vais vous lire, et pourtant nous ne pouvons l'entendre sans sourire :
« Probablement beaucoup de lecteurs des pages précédentes ont été frappés par l'hétérogénéité de mes occupations mentales et de mes sujets d'intérêts... Les produits de mon action mentale vont, on l'a vu, de la genèse des idées religieuses à un échappement de montre ; de la circulation des plantes à un lit d'invalide ; de la loi de la symétrie organique à une machine à repasser; de doctrines métaphysiques à une aiguille de relieur; d'une classification des sciences à une ligne perfectionnée; d'une loi générale de l'évolution à une meilleure manière de préparer les mouches artificielles. »
Il est comique de voir un homme se demander avec anxiété et sérieux d'où lui vient cette admirable faculté d'exposition qu'il possède, il ne sait pourquoi :
« J'ai une faculté d'exposition très rare et j'exprime mes idées, mes raisonnements et mes conclusions avec une clarté et une cohérence qui ne sont pas communes. D'où me vient cette faculté? Mon grand-père a passé toute sa vie à enseigner et mon père aussi a passé sa vie à enseigner. Personne ne niera mon goût pour la critique. Tout en exposant mes propres vues, j'ai donnébeaucoup de temps à l'exposition des erreurs des autres, et si c'est un trait de mes écrits, c'est plus encore un trait de ma conversation. La tendance à trouver les autres
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