1914 - Une guerre par accident
paraissait plus déterminé que jamais :
— Ce doit être l’œuvre d’un fou. Ne nous laissons pas
impressionner, messieurs. Poursuivons comme prévu [4] …
La nouvelle de l’attentat ne s’était pas encore propagée
jusqu’à l’hôtel de ville. François-Ferdinand et sa suite y furent accueillis
comme si de rien n’était par le bourgmestre, Fehim Effendi Curcic, entouré de
son conseil municipal en tenue d’apparat. L’édile se lança dans l’allocution
qu’on lui avait préparée de longue date, sans y changer un seul mot. Il y était
question de la splendeur de Sarajevo, de la grandeur de l’Empire ou encore de
la loyauté bosniaque. Un discours incongru au regard de ce qui venait de se
passer.
Exaspéré, François-Ferdinand lui coupa la parole :
— Que signifient ces beaux discours, monsieur le
bourgmestre ? Nous venons d’être victimes d’un attentat. Est-ce là
l’habitude des Bosniaques d’accueillir avec des bombes ceux qui viennent à eux
pacifiquement et de bonne foi ? C’est infâme [5] !
De rage, l’archiduc tourna les talons. Brouhaha et
affolement dans l’assistance. On dut chambouler à la hâte le programme de la
journée. Seul fut maintenu le déjeuner officiel au Konak, la résidence
officielle du gouverneur. François-Ferdinand insista pour aller à l’hôpital
Centralna Bolnica prendre des nouvelles des deux officiers blessés dans
l’attentat. On le lui déconseilla vivement. Il s’obstina.
— Vous imaginez vraiment que ces minables ont
suffisamment de cran pour tenter deux attentats contre moi dans une même
journée ?
Dépité par ce qui venait de se passer, le gouverneur
Potiorek s’empressa d’abonder dans son sens :
— Croyez-moi, il n’y a plus rien à craindre. Sarajevo
n’est tout de même pas remplie de tueurs !
Déjà, l’archiduc dévalait les escaliers de l’hôtel de ville,
suivi par sa délégation. Sophie insista pour l’accompagner. Il lui intima de
demeurer sur place :
— S’il y a vraiment du danger, il est préférable que tu
ne viennes pas.
Pour une fois, Sophie tint bon :
— C’est au contraire une raison pour rester à tes
côtés.
Il était 10 h 45. Le parcours avait été modifié en
toute dernière minute afin de contourner le centre-ville considéré comme peu
sûr. Archevêque catholique de Sarajevo, Mgr Stadler y avait été de sa
recommandation :
— Évitez le quai Appel. Ne prenez pas cette avenue de
voyous et d’assassins !
Quai Appel justement, ne sachant trop quoi faire, Gavrilo
Princip était resté dans les parages. À tout hasard. Quelques minutes plus tôt,
quand il avait entendu le bruit de la détonation, il avait d’abord pensé que
Cabrinovic avait réussi. Avant de comprendre que l’archiduc s’en était sorti
indemne et qu’ils avaient échoué.
Où étaient passés les autres comploteurs, les Mehmedbasic,
Cubrilovic, Popovic, Ilic, Grabez ? Pourquoi n’avaient-ils rien
tenté ? Paniqués, enfuis, éparpillés aux quatre vents comme des
étourneaux. Princip ne se faisait aucune illusion. S’il n’en restait qu’un seul
à ne pas flancher, il serait celui-là. Il le savait depuis le début. Il fallait
tenter le tout pour le tout.
Princip accourut vers le pont Lateiner, un des lieux les
plus fréquentés de Sarajevo. Il avait lu dans le journal Bosanska Posta (Le Courrier bosniaque) que le cortège devait y passer. Avec un peu de chance…
Le jeune homme se posta à l’affût à l’angle du boulevard
François-Joseph et du quai Appel. Il attendit sans trop y croire. Peu après, le
destin lui adressa un signe.
Le cortège se présenta à l’endroit exact où Princip
l’attendait, devant le café des frères Simic. Mieux encore, il s’y arrêta de
manière inattendue. Tous les chauffeurs n’avaient pas été informés du
changement d’itinéraire. Certaines voitures s’étaient engagées sur le mauvais
chemin. On les fit arrêter brusquement puis reculer au pas afin de reprendre la
bonne direction.
C’était inespéré. Dans une des voitures qui lui faisaient
presque face, Princip reconnut aussitôt l’archiduc coiffé de son shako à plumes
de coq bleu-vert et revêtu du collier de l’ordre de la Toison d’or. À ses
côtés, une femme en capeline blanche dont le visage ne lui disait rien de
précis. Il n’hésita qu’un très bref instant. Il portait une bombe dans sa
ceinture mais, dans une telle cohue, il n’avait pas la moindre chance
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