1914 - Une guerre par accident
par bonheur,
diamétralement opposée à celle de 1914. Qui sait cependant si sa gestion ne lui
en fut pas quelque part redevable ? En effet, du strict point de vue de la
conduite de la crise, 1914 reste à maints égards l’exemple de tout ce qu’il ne
faut pas faire. Ce n’est sans doute pas un hasard si le président Kennedy fit
état, au cœur de son bras de fer avec Moscou, de sa lecture attentive de
l’ouvrage de l’historienne Barbara Tuchman The Guns of August (traduit
en français sous le titre Août 14 ).
Cette guerre de 1914 aurait-elle pu être évitée ? Dans
le confort de l’analyse abstraite et du recul historique, la réponse est probablement
affirmative. Ce qui la rendit inéluctable ? D’abord, très
vraisemblablement, la conviction des responsables, consciente ou inconsciente,
que la crise de juillet pourrait être conjurée in extremis. Les crises
précédentes, à commencer par celle d’Agadir trois ans plus tôt, l’avaient bien
été. Pourquoi pas encore celle-ci ? D’où un certain déficit de vigilance
ou de volonté d’apaisement qui accrédite l’impression que, durant la période
post-Sarajevo qui devait s’avérer si décisive, les gouvernants ont « laissé
filer » les événements au gré des vacances estivales. Un déficit d’autant
plus patent qu’on ne pouvait comprendre à l’époque – on ne le comprendrait
pas davantage des décennies plus tard – pourquoi ou comment l’assassinat
de l’archiduc héritier aurait pu entraîner mécaniquement une conflagration
généralisée en Europe. Une telle illusion était déjà en soi fatale.
Avec le durcissement de la crise se cristallisa une seconde
illusion, très largement partagée elle aussi, y compris au sein des états-majors :
celle d’une guerre courte. Quatre semaines pour entrer dans Paris, selon les
Allemands. Les soldats de retour « avant la chute des feuilles »,
selon les Français. De toute évidence, personne ne pouvait imaginer ces quatre
années de massacres, de dévastations et d’atrocités qui allaient ruiner
l’Europe. Si tel avait été le cas, fût-ce au titre d’un scénario-catastrophe ou
de ce que les stratèges appellent couramment l’« alternative du
diable », les décideurs de 1914 eussent peut-être envisagé les choses
d’une tout autre façon.
Comme il a été dit plus haut, l’imprévisibilité renvoie au
chapitre de la responsabilité. Qui a vraiment voulu cette guerre ? Telle
qu’elle se déroula effectivement dans sa durée et dans son intensité, personne
de sensé ou de rationnel. Aucun responsable européen ne fut délirant voire
incontrôlable au sens commun. Toutefois, chacun demeura cantonné dans une
logique nationale passablement étriquée qui interdisait toute vision
stratégique d’ensemble. L’Autriche-Hongrie était surtout mue par le désir de
donner une bonne leçon à la Serbie. La Russie restait crispée sur la solidarité
panslave, la France sur le repoussoir allemand, le Reich sur son alliance avec
Vienne. Seule l’Angleterre, du fait de son insularité, eut une authentique vision
d’ensemble du continent européen. Toutefois, cette insularité même la
marginalisait et l’empêchait d’intervenir comme un acteur à part entière.
La conclusion la plus effarante de ces journées hors norme
fut que personne en Europe, en dehors de quelques comparses, ne souhaitait
véritablement la guerre. Ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie,
Berchtold passa légitimement pour un va-t-en-guerre et sa responsabilité fut
écrasante dans le déclenchement du conflit. Pourtant, même lui commencera à
réfléchir – trop tard, sans doute – et à tenter de faire machine
arrière après que Vienne aura déclaré la guerre à Belgrade. Quant à
Guillaume II, ses postures agressives et son verbe belliqueux
dissimulaient le plus souvent un comportement beaucoup plus timoré, en tout cas
plus velléitaire que proprement guerrier. Même le monde des affaires, pourtant
taxé instinctivement de belliciste par la tradition de gauche, demeura
dans une expectative plutôt inquiète. Certes, les industriels de l’armement
avaient tout lieu de se frotter les mains à la veille d’un affrontement armé
généralisé. Mais il en allait tout autrement pour les secteurs marchands comme
pour ceux dont la prospérité résultait de la sécurité des échanges
internationaux.
D’un côté, très peu de gens souhaitaient
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