1914 - Une guerre par accident
Habsbourg était contre-nature, en un temps
où il n’était bruit que de nationalités ? Un géant aux pieds d’argile
menacé d’éclatement, sous la pression de peuples qui revendiquaient leur
différence : c’est ainsi qu’il était perçu. Le véritable ciment, au fond,
était l’empereur François-Joseph lui-même. Mais ce dernier régnait depuis plus
de soixante-cinq ans et il n’était pas éternel.
Aux portes de la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, bastion de
ces Slaves du Sud qui ambitionnaient de reconstituer une grande patrie, forte
et respectée. La Serbie dont le souverain Pierre I er , un
Karageorgevic, avait succédé à Alexandre Obrenovic, sauvagement assassiné en
1903. La Serbie, alliée de cœur et de raison de la Sainte Russie, la grande
sœur, la mère de la Chrétienté orthodoxe.
Le wagon du train spécial réservé à l’archiduc
François-Ferdinand avait été briqué à neuf. Les uniformes autrichiens étaient
plus rutilants que jamais. Les médailles et décorations étincelaient sur les
poitrines. Le soleil était déjà haut dans l’azur du ciel.
La population de Sarajevo se préparait à festoyer. La
fête ? Pas de la ferveur, tout juste de la curiosité. Et pas toute la
population, d’ailleurs. Au moment même où le train officiel s’ébranlait
lentement, sept jeunes gens se retrouvaient discrètement dans l’arrière-boutique
d’un café anonyme du quartier turc de Bascarsija, derrière le bazar dans la
partie orientale de la ville.
— C’est le moment, mes frères. L’occasion ne se
représentera pas de sitôt !
Le chef de la bande, Gavrilo Princip, exhortait une dernière
fois ses compagnons. Ceux-ci n’en menaient pas large. Des gamins pour la
plupart, les yeux baissés comme s’ils étaient déjà pris en faute. Quels piètres
conspirateurs, ils faisaient !
La conspiration avait cependant une cible et pas n’importe
laquelle : l’archiduc François-Ferdinand, l’homme le plus important
d’Autriche-Hongrie après l’empereur François-Joseph.
Les six conjurés écoutaient Princip avec respect. Avec son
regard émacié et son teint cadavérique de tuberculeux, le jeune homme faisait
plus vieux que ses dix-neuf ans. Il arrivait tout droit de Serbie en compagnie
de ses camarades Nedeljko Cabrinovic et Trifko Grabez, des anciens de
l’organisation nationaliste Mlada Bosna (Jeune Bosnie). À Belgrade, on leur
avait remis de l’argent, des pistolets Browning, des bombes ainsi qu’un flacon
de cyanure enveloppé à la diable dans du papier journal.
Princip et ses complices avaient pris des risques énormes
pour se cacher des douaniers serbes comme des policiers austro-hongrois.
Encombrés de leur matériel compromettant, ils avaient évité les chemins
surveillés et franchi marécages et torrents boueux afin d’échapper aux
contrôles. Pour le franchissement de la frontière, ils avaient eu recours au
« tunnel », ce dispositif de complicités qui assurait aux clandestins
un passage discret entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine.
Les comploteurs se dévisagèrent en silence puis se
tournèrent instinctivement vers leur chef. Celui-ci n’était pas du genre à
craquer au dernier moment, ils le savaient. Patriote ardent, Gavrilo Princip
semblait porter en lui toute la détresse de la cause slave. L’existence de cet
étudiant, issu d’une famille nombreuse de paysans bosniaques, n’avait été
qu’une épouvantable succession de souffrances et de misère. Le jeune Gavrilo
avait cependant donné un sens à sa vie en épousant le destin tragique des
siens. Il s’était donné pour modèle Bogdan Zerajic, un héros bosniaque.
Celui-ci s’était suicidé quatre ans plus tôt après avoir tiré sur le général
Varesanin, le gouverneur de la province.
Les camarades de Princip étaient presque tous aussi jeunes
que lui. Des étudiants, des lycéens, un jeune typographe, un instituteur.
Au moment de se disperser, l’un des conjurés avait osé
exprimer ce que tous les autres pensaient au fond d’eux-mêmes :
— Et si par malheur on devait rater notre coup ?
La question demeura sans réponse. Il était beaucoup trop
tard pour y songer.
La bande s’éclipsa prestement, un par un pour ne pas
éveiller l’attention. Avant de se quitter, Princip avait eu un dernier
mot :
— Notre pays est la valeur suprême. Faisons-le
comprendre à ce gros porc de Habsbourg qui vient nous insulter le jour même de
l’anniversaire de notre
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