22 novembre 1963
chevalier, personne n’avait le droit de lui demander autre chose que son corps.
Une fois enfermé au palais, on ne le laisserait plus aller jusqu’au rempart, il n’aurait plus Munirah pour le guider. Un « saint homme » , ah ! il était bien le saint homme qu’ils méritaient, ces imbéciles, et même un homme comme lui était encore trop bon pour eux. Puisque même là on ne voulait pas le laisser en paix, une idée folle revenait dans sa tête, une idée qui lui était déjà venue souvent, mais qu’il avait repoussée comme trop absurde. Il s’en irait seul à Jérusalem. Il avait un bâton. Il sortirait par la grand-porte, avec les bergers au petit matin, juste pour prendre l’air sur la colline, avec Munirah. Qui le soupçonnerait de vouloir s’évader ? Il descendrait sur la route et se ferait ramasser par les premiers voyageurs qui le verraient. On pouvait très bien le prendre pour un mendiant du pays. Même s’il était repris, que risquait-il ?
Le soir, Ali et sa femme mangèrent en silence, tout tristes d’avoir à se séparer de leur hôte. Les serviteurs de l’émir devaient venir le chercher le lendemain matin pour l’emmener au palais. « Tu y seras mieux qu’ici », disait Ali. Le vieux ne répondait pas, de toute la journée il n’avait pas desserré les lèvres. Il caressait les cheveux de Munirah endormie sur ses genoux.
La nuit, il roula dans un pan de sa ceinture quelques figues qu’il avait mises de côté, et quelques poignées d’orge, décrocha du mur une des gourdes d’Ali, y versa de l’eau de la grande jarre qui était près de la porte. La nuit, il se sentait toujours plus fort, il avait appris à se mouvoir sans bruit, à déceler au moindre souffle si ses hôtes dormaient ou non ; il savait qu’ils ne pouvaient le voir, et étaient comme désarmés, alors que lui sentait et entendait comme en plein jour. Il accrocha la gourde à sa ceinture, sous sa grande cape de laine personne ne la verrait.
Puis il se mit à démonter, pièce par pièce, sa croix de bois, qu’il ne voulait pas laisser seule à la merci des infidèles. Il déchira sa chemise en deux, mit dans un des morceaux les bouts de bois et fit du tout un ballot assez facile à porter sur l’épaule. Il pensa que ce serait un peu lourd à porter, mais il n’irait pas loin. La route était à trois cents pas au-dessous du village.
Puis il se coucha et, trop excité pour dormir, il se mit à caresser les cornes et les museaux des deux chèvres, et à leur parler doucement dans leur langage de bêtes, comme il avait l’habitude de le faire. Les chèvres l’aimaient beaucoup ; elles se frottaient contre lui et lui léchaient le visage. « Qui leur parlera, la nuit, maintenant ? Bien sûr, les bêtes aussi ont besoin d’amitié. Demain je serai loin, mes belles. J’espère bien que vous ne me reverrez plus. » Et il se sentait jeune de nouveau, et avait envie de rire comme un enfant qui se prépare à faire une escapade, « il n’y a pas à dire, pensait-il, je suis retombé en enfance, quel homme sage ferait ce que je fais ? Si les vieux ne devenaient pas fous la vie leur serait trop triste. Qu’ai-je à perdre, à présent ? »
Il regrettait de ne pouvoir dire adieu à Ali, et à sa femme, et à Ibn’Ismaïl, il ne s’en sentait pas le droit. Il savait qu’Ibn’Ismaïl se fût fait un honneur de l’accompagner lui-même jusqu’à Jérusalem ; il ne fallait pas rendre cet homme infidèle à son seigneur. Munirah ? Elle l’oublierait en huit jours.
Au matin, le soleil commençait à chauffer, et la montagne était bleue derrière les oliveraies. Le village d’Yasuf s’étalait, blanc et gris de roche, avec ses murs, et ses petites maisons entassées les unes sur les autres, et le palais blanc et azur de l’émir, entouré d’orangers et de myrtes. Le troupeau de chèvres s’était égaillé dans la montagne. Munirah courait sur la pente, cueillant les boules des chardons, qu’elle collait ensemble pour s’en faire un collier, et suçait ses petits doigts piqués par les épines. Elle mettait aussi des chardons sur le dos du Franc, et en jetait dans ses cheveux, puis se précipitait sur lui et lui entourait le cou de ses bras, en riant. On lui avait permis de guider le chrétien sur la colline, jusqu’au vieux cèdre ; elle n’avait pas si souvent l’occasion de sortir du village, et c’était si bon de se cacher derrière les buissons, de sauter sur les grosses
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