22 novembre 1963
pluies est tout près. Envoyez-la deux ou trois jours plus tôt, c’est peu de chose pour vous. Mon Dieu, j’ai si soif. Si cela continue, je vais me mettre à hurler comme une bête. Ne me rendez pas pareil à une bête. »
La nuit était froide, mais le vieux était si harassé par la fièvre et la soif qu’il ne savait même plus s’il faisait nuit ou jour. L’énorme silence de la montagne l’écrasait, il était presque heureux quand il entendait un aboiement de chacal ou les pleurs de la chouette. Et il lui semblait que son corps était confondu avec les montagnes, énorme comme elles, qu’il emplissait toute la vallée, et qu’un fleuve n’arriverait pas à étancher sa soif. La terre entière avait soif et se desséchait et craquait de toutes parts, béant après l’eau. La torture devenait telle qu’il ne savait plus où mettre son corps : la moelle de ses os se vidait, la langue enflait, des crampes nouaient la gorge. Boire son sang, en attendant la rosée – il se mordit le genou blessé où une croûte s’était formée et suça longuement le sang qui s’était remis à suinter – c’était chaud, et salé et poisseux. Le vertige le gagnait, et la crainte de mourir sans avoir eu le temps de dire ses dernières prières. Au matin, il lécha encore la rosée froide, partout où il put en trouver, il en avait la langue et les lèvres écorchées.
Boire la rosée lui avait redonné des forces, pas assez pour se mettre à genoux, mais il arriva du moins à se tourner vers le sud – vers Jérusalem – en se guidant d’après la chaleur du soleil. Mains jointes sur les débris de sa croix de bois, il essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Le dernier devoir d’un homme. Il avait si mal rempli tous les autres. « Ô Bertrand, frère, c’est toi que j’ai trahi de la pire façon. Adieu, maintenant, frère mécréant, que cette heure te serve de réparation, si tu peux me voir. Je meurs plus durement que toi.
Confiteor Deo Omnipotenti
Beatae Mariae semper virgini.
Beato Michaeli archangelo
Beato Johanni Baptistae.
Sanctis apostolis Petro et Paulo.
Omnibus sanctis…
» J’oublie les paroles. Peccavi. Quels péchés ? De si grands péchés, et il fallait se les rappeler tous à nouveau. Quia peccavi. Cogitatione. Verbo et opere. Verbo et opere. Verbo… non, d’abord les actions, c’est le plus grave. » Il essayait de se rappeler ses péchés, les plus grands du moins, pour avoir le temps de se les faire pardonner. Le pire était qu’il ne réparerait plus. « Baudouin de Puiseaux – je l’avais fait châtrer par vengeance. Guillaume de Nangi – j’ai déshonoré sa fille, à lui, mon parrain d’armes, et encore après qu’il fut mort. Bertrand – je l’ai laissé se damner. » Tant d’autres – ceux-là étaient sûrement ses plus grands péchés.
Il essayait de le redire à voix basse, mais distinctement : j’ai fait ceci, j’ai fait cela ; et la honte le brûlait, une honte plus grande que si un prêtre avait été là pour l’entendre. La première fois, il se confessait sans prêtre, directement à Dieu. Et c’était terrible, comme si le ciel était brusquement tombé sur la terre, ardent et lourd, et l’encerclait de toutes parts, lui coupant le souffle, battant à ses oreilles. Forte comme le tonnerre, immense comme la mer était cette présence qu’il sentait là, recueillant les aveux de ses lèvres.
Mon Dieu, vous savez tout de toute façon. À quoi bon cette honte ? Mais il savait qu’il importait de s’imposer cet effort jusqu’au bout, autrement il ne serait pas pardonné. « J’ai tué des hommes. Je ne sais plus combien. Je vous ai oublié, cent et mille fois, sûrement. J’ai manqué des messes. J’ai trop aimé ma propre chair. De mauvais amour j’ai aimé, d’amour de bête. » Tout cela, il l’eût dit à un homme sans trop rougir. Devant Celui qui était là et l’écoutait il se sentait pis que nu, écorché, les entrailles à vif. Ce qui pour un homme est à peine un péché, est souillure sans nom face à cette puissance terrible qui brûle le cœur. « Mon Dieu, vous savez tout, et comment puis-je vous parler ? J’ai peur. Je ne sais pas comment il faut. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa . Ideo precor beatam Mariam semper virginem, Beatum Michaelem archangelum…
» Orare pro me ad Dominum Deum nostrum. Il n’est pas de prêtre pour m’absoudre. Mon Dieu, absolvez-moi vous-même,
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