22 novembre 1963
qu’ils écorchaient la peau. Un bel habit pour se présenter devant Dieu un jour de Pâques ! Et le vendredi saint, il ne put s’empêcher de maudire les infidèles, qu’il entendait chanter leurs prières plus longuement encore que les autres jours, et il savait que c’étaient des prières impies, où l’on reniait le Saint-Esprit, où l’on maudissait la vraie foi. « Mon Dieu, puissiez-vous les confondre, eux qui se rient de votre Passion en un jour si saint.
» Mon Dieu, voilà, toute la terre est en deuil, les arbres pleurent de leur sève, les fleurs se ferment, les oiseaux crient de tristesse. Et les hommes vous ont renié, mon Dieu, même saint Pierre, le très fidèle. Mon Dieu, je vous ai abandonné, je suis loin de vous et perdu au milieu d’infidèles. Mais n’oubliez tout de même pas votre mauvais serviteur qui ne sait pas vous honorer comme il faut, profané comme il est par le contact d’infidèles impurs. » Munirah le ramenait à la maison le soir, et il ne lui parlait pas, et ne parlait ni à Ali ni à sa femme, pour ne pas souiller sa bouche par un langage païen, en des jours si solennels.
Et le matin de Pâques, Salma lui posa sur les genoux, sans rien dire, une chemise de laine, neuve et propre. Et il baissa la tête, n’osant pas remercier, par pudeur – ne vivait-il pas depuis six mois de la charité de ces gens ? Lentement, il traça de la main un grand signe de croix sur la chemise.
Assis sur le seuil de la porte, le vieux entendait passer les cortèges de noces, le marié allant au bain au son des tambourins et des cymbales, et revenant le soir au milieu des chants et des danses, avec les garçons qui portaient des flambeaux ; puis les longs chœurs et les chants du festin de noces, qui emplissaient tout le village avec leur refrain monotone qui, au vieux Franc, paraissait plus triste que gai – ya habbabah, ya habbabah – et le son lancinant, étourdissant des tambourins qui battaient et battaient sans fin, tard dans la nuit. Et dans la montagne on entendait pleurer les chouettes et hurler les chacals.
Et puis vint la saison des travaux, les mulets remontaient au village chargés de paniers d’olives et de figues, et le sol résonnait du bruit des fléaux battant l’orge et le millet. Le petit Omar, fils d’Ali, marchait déjà à quatre pattes et pouvait grimper sur les genoux du vieux, et Salma avait un nouveau fils à son sein. Et Halimah, l’aînée des filles d’Ali, avait déjà quitté la maison, au son des cymbales et à la lumière des flambeaux.
Au printemps, le vieux avait orné de fleurs sa croix de bois, et à l’époque des moissons il lui avait tressé une couronne d’épis. Ce qui faisait la joie de Munirah, et aussi celle des chèvres qui, la nuit, broutillaient fleurs et herbes. Au mullah, qui avait reproché à Ali d’encourager des pratiques païennes, le potier avait répondu que le Franc était son hôte.
Après le Ramadan, le vieux, épuisé par les jeûnes forcés, repris par la fièvre, fit venir Ibn’Ismaïl pour lui dire : « Tu es mon habib, mon ami, tu me l’as dit. Ordonne à ton neveu de me guider jusqu’à Jérusalem, pour que je meure là-bas. Je suis une charge ici, pas un serviteur, on me laissera partir. » Ibn’Ismaïl était tout heureux de pouvoir rendre service à l’homme qui lui avait sauvé son fils ; mais le Franc était la propriété de l’émir, lui seul pouvait le libérer. Et l’émir, instruit par l’eunuque qui gardait sa maison, refusa de laisser partir un homme qui passait pour avoir le don de guérir. Au contraire, il voulait le prendre dans son palais, d’autant plus que son épouse préférée était née Franque, et serait heureuse d’avoir dans sa maison un saint homme de son pays. Et quand Ibn’Ismaïl eut rapporté cette réponse au Franc, le vieux ne put retenir ses larmes, se détourna en silence et appuya le front contre sa croix collée au mur.
Quoi, vieux, aveugle et malade, que lui demandait-on encore ? Il n’eût rien dit s’il lui avait fallu simplement rester chez Ali, dans son coin à côté des chèvres. Mais voilà qu’à cause de bavardages de femmes, il devenait encore un objet de risée, comme un singe en foire, et qu’on voulait le faire servir de passe-temps à une renégate, concubine d’un païen. Dire qu’il avait cru être allé au bout de l’humiliation le jour où on l’avait attaché à un bât, comme un âne. Il était né libre, et armé
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