22 novembre 1963
faisait installer les musiciens au milieu de la salle et donnait le signal du concert.
Assis sur un large siège à dossier, un peu à l’écart des tables, des coussins sous ses pieds, son faucon bleu sur son bras gauche, il surveillait la salle de son œil lourd et perçant, et appelait parfois du doigt l’un ou l’autre des ménestrels. Il s’y connaissait rien en musique – il passait même encore pour avoir la plus belle voix de la paroisse – et donnait des indications sur la façon de jouer, ou bien demandait de changer quelques mots d’une chanson en l’honneur d’une des dames présentes à la fête.
C’était Haguenier qui occupait la place d’honneur au haut bout de la table, sous le grand écu de Hervi, en face des fenêtres. Il était vêtu d’un bliaut de soie rouge vif à large col brodé d’or, d’où la chemise blanche et plissée ressortait, engonçant le cou ; les manches du bliaut étaient si longues qu’elles traînaient par terre quand il coupait la viande, et à chaque grand plat et au début des repas deux dames lui tenaient les bouts de ses manches, le premier jour ce furent Mahaut, la dame de Buchie, sa tante, et la dame Aelis, sa belle-mère ; mais après ce furent Ida de Puiseaux et Béatrice de Jeugni, ses cousines, qu’il préférait de beaucoup, parce qu’avec elles il se sentait moins gêné, il pouvait plaisanter avec elles et leur passer les meilleurs morceaux de ses plats.
Ernaut et Pierre, assis l’un à sa gauche l’autre à sa droite, bien peignés, raides et dignes, partageaient avec lui les honneurs de la fête. Ernaut, grave et sombre, s’appliquait surtout à ne pas salir son bliaut et mangeait peu. Pierre, sûr de sa beauté, fier de son bel habit, faisait de son mieux pour ne pas trop laisser voir sa joie et baissait sagement ses grands cils bruns.
En fait, pour tous les trois, mais pour Haguenier surtout, ces trois jours de festin étaient plutôt une corvée, car leur fonction était de rester en place et de se faire admirer et féliciter. Haguenier passait son temps à remercier les ménestrels pour leurs chansons en son honneur, à faire des saluts aux dames, à répondre aux compliments, et bien souvent Herbert lui envoyait dire par son page : « Faites porter de votre civet à telle dame, c’est ma tante » ou « à tel chevalier, c’est mon cousin » et Haguenier savait bien que ces ordres voulaient dire : « Vous êtes un malappris qui ne sait pas honorer mes hôtes. » Dieu sait pourtant que, venant de Normandie, il n’avait pas eu le temps de bien connaître sa parenté champenoise.
À ce festin, il fit la connaissance de son futur beau-père et des frères de sa future femme, les seigneurs de Chapes ; le père, Barthélémi, était si vieux que son nez tombait sur sa bouche et son crâne était tout chauve et brillait comme une boule de cire ; les fils étaient des hommes mûrs, le plus jeune avait quarante ans. Leur sœur ne devait guère être plus jeune qu’eux. Elle n’était pas venue à la fête elle-même, la chose n’eût pas paru décente, la noce étant toute proche. Haguenier était d’avance résigné à un mariage d’intérêt, il savait qu’un homme qui doit hériter d’une terre ne dispose guère de lui-même ; jamais il n’aurait eu la folie de choisir pour dame de ses pensées une jeune fille. Il espérait seulement que la dame Isabeau de Chapes, veuve du sire de Villemor, n’aurait pas trop mauvais caractère.
Le soir, après avoir écouté vêpres à Sainte-Marie-de-Hervi, la dame Aelis emmenait les dames et les demoiselles au château de Linnières où elle les hébergeait pour la nuit. Et les hommes restaient à Hervi où, faute de lits et de paillasses – il n’y avait que quatre lits au château – on dormait pêle-mêle sur le foin frais. Herbert lui-même devait se contenter d’une paillasse, les lits étant occupés par des oncles et des cousins plus âgés. Et Haguenier profitait de ces soirs clairs et tièdes pour aller se promener dans le pré et s’amuser un peu avec les servantes du château. Il pouvait quitter son bliaut de soie et ses belles manières ; les invités cuvaient leur vin et personne ne s’occupait de lui.
C’étaient les meilleurs moments de la journée. Il y avait parmi ses cousins des jeunes gens de son âge, et il était tout heureux de se faire de nouveaux amis.
Ils s’en allaient dans le pré comme une bande de poulains relâchés du haras, courant
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