À La Grâce De Marseille
parlait lentement et distinctement, de sorte qu’il comprenait la plupart des mots et le sens général. Cette attention le toucha.
Ainsi, il regarda pendant qu’on déversait dans des moules métalliques le savon liquide qui ressemblait à une crème au parfum d’amandes. Une fois solidifié, on le malaxait, puis on le découpait en pains que des ouvriers jetaient sur un tapis roulant devant lequel se tenaient deux hommes qui, de temps en temps, prenaient un pain défectueux qu’ils jetaient dans un bac posé à leurs pieds.
Billedoux conduisit ensuite Charging Elk vers une table où deux autres hommes estampaient les savons des deux côtés à l’aide de presses métalliques. Billedoux prit un savon et cria pour couvrir le bruit d’une machine : « Vous voyez ? » On lisait PRÉ DE P ROVENCE sur le pain et, en dessous, Charging Elk distingua, parfaitement représenté, un oiseau en vol qui tenait un rameau fleuri dans son bec. Billedoux retourna le savon. Là étaient inscrits dans un ovale les mots savon de Marseille et en dessous, en plus petit, 250 g. Billedoux tendit le savon à Charging Elk en disant : « Nous en vendons dans le monde entier, y compris dans votre pays ! »
Le jeune Indien ne dissimula pas son étonnement. Comment l’homme pouvait-il le savoir ? Il approcha le savon de son visage et le huma. Il sentait l’huile d’amandes, mais sous cette odeur agréable, Charging Elk percevait celle de la soude qui bouillonnait dans les cuves dont il alimentait les fourneaux. Peut-être que ses parents eux-mêmes utilisaient ce savon. Il avait cependant du mal à l’imaginer. Encore qu’avec les bateaux de feu et la route de fer tout fût possible. René lui avait raconté que le savon de Marseille était connu dans le monde entier, mais Pine Ridge lui semblait appartenir à un autre univers.
À la fin du tapis roulant, quatre hommes rangeaient soigneusement les pains dans des caisses posées sur un chariot de métal. Ils travaillaient vite et bien.
« Suivez-moi. » Monsieur Billedoux, âgé d’environ trente-cinq ans, était un homme maigre aux cheveux châtains ondulés et à la barbiche impeccablement taillée. Malgré sa blouse bleue et son béret, il paraissait déplacé dans la fabrique. Charging Elk trouvait qu’il ressemblait davantage aux messieurs qui fréquentaient le Salon qu’aux ouvriers de l’usine. Peut-être s’agissait-il d’un grand patron qui s’habillait en ouvrier. Il y avait quelque chose dans la vivacité de ses gestes et dans la mobilité de son visage qui suggérait l’autorité. Néanmoins, il prenait le temps d’expliquer toutes les étapes du mystérieux processus de fabrication, et Charging Elk, bien qu’il ne comprît pas grand-chose, y était sensible.
Tenant toujours le pain de savon, il allongea le pas pour se maintenir à la hauteur de Billedoux. Par l’un de ces curieux chemins que prend parfois l’esprit, il se mit soudain à envier le savon. Peut-être que celui-ci allait traverser la grande eau et atterrir à Pine Ridge. Peut-être que dans une lune ou deux, sa mère s’en servirait pour se débarbouiller, ou son père pour se laver les mains après avoir planté des pommes de terre.
Ils franchirent une voûte de pierre et pénétrèrent dans une vaste salle au plancher en bois. Trois rangées de tables en occupaient le centre, autour desquelles se tenaient plusieurs femmes. Charging Elk avait beau en avoir vu arriver le matin à l’usine parmi les hommes, il était étonné de les voir là. Il ne s’était jamais demandé en quoi pouvait consister leur travail. À ses yeux, c’étaient simplement des femmes tout aussi inaccessibles que celles qu’il croisait dans les rues de Marseille.
« C’est l’atelier d’emballage. De là, les caisses partent pour le quai de chargement. Maintenant, regardez bien. »
Les deux hommes se placèrent à l’extrémité de l’une des tables. Les femmes enveloppaient chaque pain dans du papier de soie qu’elles pliaient d’un geste vif et précis, puis elles collaient une petite étiquette juste au milieu. Après en avoir fait ainsi une douzaine, elles les empilaient soigneusement dans des caisses de bois posées à leurs pieds, mettant une couche de copeaux entre chaque rangée. Ensuite, elles recommençaient.
Charging Elk n’avait jamais vu des gens travailler aussi vite et aussi efficacement. Chaque emballage était parfait, de sorte que les pointes du papier plié se
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