À La Grâce De Marseille
rejoignaient de manière impeccable sous l’étiquette. Il avait eu l’occasion de voir des pains de savon dans les pharmacies, mais il n’avait jamais pensé aux différentes opérations nécessaires avant qu’ils arrivent ainsi dans les rayons. Il se rendait compte à présent que sans cette visite, il aurait pu continuer à pelleter du charbon en ignorant tout du processus qui permettait d’obtenir des savons lisses parfaitement découpés et serrés dans leurs jolis emballages.
Billedoux le présenta à madame Braque, la contremaîtresse, une femme assez corpulente âgée d’une quarantaine d’années aux cheveux teints en roux ramenés en chignon et dotée d’un visage rond plutôt avenant. Avec sa blouse blanche et ses chaussures blanches, elle rappelait à l’Indien les aides-soignantes qui lui faisaient manger sa soupe dans la maison des malades il y avait si longtemps de cela.
« Vous ferez ce que madame vous dira de faire. À partir de maintenant, c’est elle votre chef. »
Ainsi, Charging Elk commença son nouveau travail. Il prenait les pains de savon au bout du tapis roulant et les portait aux femmes qui les emballaient. Il clouait ensuite les couvercles des caisses pleines et les empilait sur un chariot qu’il roulait jusqu’au quai de chargement. Là, un homme collait une large étiquette sur chaque caisse et lui indiquait où la poser. Charging Elk s’efforçait de les déchiffrer, mais en général, elles ne lui disaient rien, jusqu’au jour où il tomba sur : NEW YORK, ÉTAT DE NEW YORK, ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. Il s’écria : « Amérique ! Je suis d ’Amérique. Du Dakota. »
L’homme se contenta de lui lancer un bref coup d’œil, de marmonner quelque chose, puis il s’éloigna. Charging Elk ne s’en formalisa pas outre mesure. Son nouveau travail lui plaisait. Il était tout le temps à courir d’un endroit à l’autre en charriant de lourdes caisses, mais quand il sortait de l’usine, il n’était plus couvert de suie et de poussière de charbon, ni trempé de sueur grasse, et il avait les mains relativement propres. Il était certes fatigué, mais sans plus. Par surcroît, il aimait bien être avec les femmes qui, après le mouvement de curiosité du premier jour, ne faisaient plus guère attention à lui.
Charging Elk, sirotant son anisette, s’interrogeait sur sa vie. Au cours des quatre années qui venaient de s’écouler, il n’avait cessé de se poser des questions, tellement sa situation lui semblait évoluer de jour en jour. Sans savoir exactement comment, et grâce en partie aux leçons de Mathias et de Chloé, il avait fini par apprendre assez de français pour obéir aux instructions de madame Braque avec la même célérité que quiconque. Mais avoir une femme pour patron et travailler en compagnie de femmes ! Cela, il avait du mal à le comprendre. Jamais il ne s’était trouvé ainsi entouré de femmes. Au début, il avait plus ou moins eu honte de lui. Bien que son travail fût différent du leur, il craignait que les ouvriers de l’usine, et en particulier ceux qui occupaient un poste le long du tapis roulant, s’imaginent qu’il accomplissait des tâches de femmes. Jusqu’à présent, il avait toujours eu des hommes pour chefs, tant au Wild West Show que René ou le contremaître responsable des fourneaux, de même qu’il avait toujours travaillé avec des hommes. Et pourtant, pour la première fois depuis qu’il était à Marseille, il partait pour le boulot avec plaisir.
Charging Elk regarda le petit chien blanc manger quelque chose qu’il avait ramassé sur le trottoir. La fleuriste finit de ranger et entreprit de fermer son kiosque. L’Indien leva de nouveau les yeux sur le store. MARIAGES . Ce soir, l’idée ne lui paraissait plus aussi farfelue.
Lorsque le bel homme au teint pâle vint s’asseoir à côté d’elle, Marie demeura sans voix. Naturellement, elle l’avait déjà remarqué, car il ne passait pas inaperçu au milieu d’une foule. Seulement d’ordinaire, il s’empressait de traverser la salle pour se diriger vers le petit salon où attendaient les garçons. Grâce aux bavardages, elle savait même que son favori était ce jeune Espagnol qui s’appelait… comment déjà ?… Miguel ? Les garçons n’habitaient pas sur place, de sorte que Marie n’avait pas eu l’occasion de lier connaissance avec eux, mais Miguel frappait par sa beauté ténébreuse. Le croisant dans la rue, elle l’aurait pris
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