À La Grâce De Marseille
pour un peintre ou peut-être un musicien. Il paraissait doué d’une telle sensibilité. L’une des filles prétendait qu’il était fils de diplomate, une autre que son père était un noble, mais Aimée affirmait pour sa part que c’était un clandestin et que si on le surprenait ici, les gendarmes ordonneraient la fermeture de l’établissement, si bien qu’elles se retrouveraient toutes à faire le trottoir.
Marie n’osa pas regarder l’homme en face. Elle sentait les effluves de son eau de Cologne qui lui semblaient très complexes, évoquant plutôt ceux d’un parfum. Ils lui faisaient tourner la tête et lui donnaient presque l’impression de suffoquer. Elle gardait les yeux rivés sur les mains fines mais puissantes qu’il tenait croisées sur un genou, et dont les ongles brillaient sous l’éclairage du lustre, comme s’ils étaient vernis.
L’homme conservait le silence, promenant son regard sur la salle. Marie s’arracha au spectacle de ses mains et s’intéressa au groupe qui entourait le pianiste, lequel jouait un chant de troubadour provençal qui parlait de taureaux de combat camarguais. C’était une vieille chanson que son père leur avait souvent chantée à ses frères et sœurs et à elle, et que les trois hommes accoudés au piano reprenaient en chœur avec la même fougue.
Il était onze heures et cette soirée du jeudi s’annonçait des plus calmes. Marie n’était montée qu’avec deux hommes et, avant que ce dandy au teint pâle ne vienne s’asseoir près d’elle, elle avait caressé l’espoir de se coucher tôt. Elle ne savait pas si elle devait se sentir soulagée ou inquiète. Se tournant vers le bar, elle vit Olivier qui, de sa place habituelle, la regardait, ce qui ne manqua pas de la surprendre, mais pas autant que de constater qu’il n’affichait pas son sourire cauteleux coutumier. Elle en conçut une vive alarme. Aurait-il noté qu’elle n’avait fait que deux clients ce soir ?
Brusquement paniquée, elle s’adressa à l’homme d’une petite voix : « Bonsoir, monsieur », dit-elle.
Il tira une profonde bouffée d’un mince cigare qu’il venait d’allumer et envoya la fumée vers le plafond. Il avait l’air de profiter d’un moment de détente, et Marie regretta aussitôt de s’être permis de l’apostropher ainsi. Voyant du coin de l’œil qu’Olivier continuait à la surveiller, elle se sentit complètement perdue.
L’homme, à cet instant, se tourna vers elle avec un sourire qui lui glaça le sang. Ses yeux bleu clair étaient si largement écartés que ses petites lunettes rondes semblaient inadaptées. Il avait de longs cils blonds, des sourcils parfaitement dessinés et un nez aquilin aux narines très évasées. Sur tout autre visage, ce nez et ces yeux seraient passés pour des imperfections, mais à lui, ils conféraient une expression sensuelle. Par ailleurs, son sourire, ses lèvres entrouvertes et ses petites dents bien plantées firent malgré elle battre le cœur de Marie. Jamais elle n’avait contemplé des traits aussi fascinants.
« Bonsoir, Marie. »
Elle vit son nom sortir des lèvres qu’elle fixait du regard mais, d’une certaine manière, ne l’entendit pas.
« Je vous observe depuis deux semaines. Je m’intéresse beaucoup à vous.
— À moi ?
— Vous êtes du même pays que moi, j’en suis sûr. Vous êtes originaire du Vaucluse, c’est bien cela ?
— Oui, répondit-elle, étonnée qu’il le sache, et étonnée aussi, elle venait de s’en rendre compte, qu’il connaisse son nom. De Cavaillon.
— Ah, et votre père cultive-t-il les fameux melons ?
— Oui, et également des asperges, des cerises et un peu de pommes, mais en petites quantités.
— Pas de vignes ?
— Non, monsieur. Il n’a qu’un lopin de terre.
— Et depuis quand êtes-vous… à Marseille ? »
Marie n’arrivait toujours pas à comprendre que cet homme pût s’intéresser à elle. Tout le monde savait qu’il aimait les garçons. Elle se sentit tout à coup plus intimidée que jamais. Et un peu effrayée aussi. Qu’est-ce qu’il lui voulait ?
« Vous avez entendu ma question ? » Il dressa la tête et ses lunettes étincelèrent sous le lustre, de sorte qu’on ne distinguait plus ses yeux.
« Depuis trois ans, monsieur.
— Et vous avez toujours fait la putain ? »
Marie, hypnotisée par les narines évasées et les lèvres délicatement ourlées qui découvraient les petites dents
Weitere Kostenlose Bücher