À La Grâce De Marseille
simplement : « J’en suis très heureuse pour toi. »
C’est alors qu’il se rendit compte qu’elle ne l’avait pas vraiment regardé depuis qu’il était arrivé. Elle restait assise toute droite, les yeux dans le vague, l’air perdue dans ses pensées, à moins qu’elle ne pensât tout bonnement à rien.
« Tout va bien dans ta famille ? » demanda-t-il. Ils n’avaient jamais parlé de ses parents, mais il ne trouva rien d’autre à dire. En venant, il avait décidé de lui apprendre comment il s’appelait réellement, puis de lui parler de Buffalo Bill, de son peuple et de son pays. Un soir, il lui avait dit qu’il était américain, mais rien de plus. Il lui expliquerait également, si toutefois il y arrivait, comment il avait atterri à Marseille. Il se demandait cependant si elle comprendrait. N’en déduirait-elle pas qu’il n’était qu’un sauvage l’ayant trompée avec ses cadeaux et ses bonnes manières ?
« Je n’ai pas souvent de leurs nouvelles, répondit-elle d’une voix lasse en marmonnant, alors que d’habitude elle s’efforçait toujours de bien détacher ses mots quand elle s’adressait à lui.
— Je pense que tu devrais partir d’ici », déclara-t-il un peu trop brusquement.
C’était aussi ce qu’il avait eu l’intention de lui dire, mais la phrase parut déplacée dans le cadre de la vaste pièce. Six sommeils durant, depuis qu’il occupait son nouveau poste à la savonnerie, il s’était entraîné à répéter le discours par lequel il lui demanderait de venir vivre avec lui dans son nouveau logement. Ils pourraient se marier et avoir des enfants. Elle lui préparerait de bons repas. Il lui achèterait une jolie robe et un chapeau, et le dimanche, ils iraient se promener sur la Corniche et regarder les bateaux de pêche. Il s’était imaginé que ses yeux s’illumineraient en entendant sa proposition et qu’elle ne serait que trop heureuse de quitter cet endroit et tous ces hommes avec qui elle devait coucher. Elle serait ravie à l’idée de passer le reste de sa vie avec lui. Mais les mots semblèrent flotter, vides et sans substance, dans l’étrange atmosphère de fête de la maison close.
Les lèvres de Marie s’étirèrent sur un sourire douloureux, tandis qu’elle répliquait avec un entrain forcé : « Et où irais-je ? Chez moi cueillir des cerises ou vendre des melons au marché ? »
L’amertume qui perçait sous ses paroles surprit Charging Elk qui répondit néanmoins : « Tu viendras avec moi. J’ai un bon travail et j’ai beaucoup d’amis. »
Marie se tourna vers lui. Tout au fond d’elle-même, elle avait espéré qu’un tel moment surviendrait un jour. Elle y pensait parfois, fugitivement, dans une espèce de rêverie, pendant qu’elle était attablée dans la cuisine devant son café crème en compagnie des autres filles. Elle les écoutait et se disait qu’elle avait de la chance d’avoir au moins un homme bien dans sa vie. Elle songeait alors que tout pouvait arriver. Mais c’était trop tard, maintenant. Ou peut-être que…
Pourquoi ne pas accepter, là, tout de suite, et quitter pour toujours cette existence contre nature ? Une occasion pareille ne se représenterait sans doute jamais. Elle ne savait pas si elle aimait François, mais l’amour était-il indispensable ? Avec le temps, elle apprendrait à l’aimer. C’était possible. Sa grand-mère avait vécu cela. Un jour, alors que Marie avait quinze ans et qu’elles écossaient des petits pois dans la cuisine, sa grand-mère lui avait expliqué que l’amour le plus profond était celui qui naissait graduellement. Marie était tombée amoureuse du garçon de la ferme voisine et désirait de toute son âme l’épouser. Sa grand-maman lui avait conseillé d’être patiente, lui racontant qu’elle-même s’était mariée tard et avait appris petit à petit à aimer son mari. Il avait fallu quelques années, mais avec l’aide de Dieu, tout avait été pour le mieux. Ils avaient eu sept enfants et ils s’aimaient toujours. Si elle avait épousé le premier garçon pour qui elle avait eu le béguin, son mariage aurait été un désastre. L’homme, devenu un gros viticulteur, avait la réputation d’être un ivrogne et un coureur de jupons.
Marie voulait encore croire au miracle. Oui, elle apprendrait à aimer François. Ils auraient sept enfants et mèneraient une vie paisible, peut-être à la campagne, peut-être même chez elle, dans
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