À La Grâce De Marseille
tranchait parmi tous ces gens, sentit la nervosité le gagner. Bien que toujours coiffé de son chapeau, il avait laissé ses cheveux retomber sur ses épaules. Il mesurait au moins quatre paumes de plus que le plus grand des promeneurs et ses poignets dépassaient des manches trop courtes de son manteau. Baissant les yeux, il constata qu’au-dessus de ses chaussons, on voyait ses chevilles nues dont la peau était beaucoup plus foncée que celle de la fillette. Elle avait les cheveux et les yeux noirs, mais son visage était de la couleur des baies de la symphorine. De fait, Charging Elk était même très brun pour un Oglala. Pendant sa jeunesse, ses camarades n’avaient cessé de le plaisanter au sujet de la couleur de sa peau, et il en avait été malheureux et même honteux, jusqu’à ce que sa mère, Doubles Back Woman, lui dise que cela signifiait qu’il était le plus pur des ikce wicasa. Elle avait ajouté que sa peau brune était un don de Wakan Tanka.
Cependant qu’il se faufilait au milieu de la cohue, il remarqua qu’on commençait à lui jeter des coups d’œil soupçonneux. On le détaillait de la tête aux pieds. Une vieille femme, toute courbée et appuyée sur une canne, l’examina un instant, puis dit quelque chose aux gens autour d’elle qui se tournèrent alors vers lui. Il songea combien les réactions étaient différentes quand, en compagnie de ses amis, il marchait dans les rues de Paris. Ils portaient leurs beaux vêtements, et on les considérait avec crainte et admiration. Quoique désireux d’échapper au plus vite à ces regards curieux et parfois même hostiles, il marcha délibérément la tête haute, dominant la foule de toute sa taille.
Il déboucha enfin sur la rue, laquelle était certes étroite, mais bien moins que la ruelle. Il s’adossa à un mur et inspira profondément. On l’avait bousculé à plusieurs reprises et ses côtes lui faisaient mal. D’autre part, le manque de vraie viande lui nouait l’estomac. Il se sentait plus malheureux qu’il ne l’avait jamais été, et il n’entrevoyait aucune lueur d’espoir. Il aurait voulu sortir de son corps et, laissant derrière lui cette enveloppe inutile, s’envoler vers le pays de son peuple. Il deviendrait sa nagi et rejoindrait les autres Oglalas dans le monde réel au-delà de celui-ci. La poitrine douloureuse, les yeux fermés afin de se couper du monde qui l’entourait, il appela la mort de tous ses vœux sans se soucier de ce que deviendrait son âme.
Quand il rouvrit les paupières, il était toujours là, et son regard se posa sur un sapin dans la large devanture d’un magasin situé sur le trottoir d’en face. L’arbre était décoré de rubans rouges, de bâtonnets blancs qui se dressaient parmi les aiguilles, ainsi que de petits personnages et de boules étin-celantes accrochées aux extrémités des branches.
Charging Elk réprima un cri en réalisant soudain qu’on était encore à la lune-des-arbres-qui-éclatent. Hanepi wi, soleil de nuit, brillait déjà le soir où la troupe de Buffalo Bill, venant de Paris par la route de fer, était arrivée dans cette ville. Il se rappela alors qu’elle s’appelait Marseille et se trouvait au bord de cette même grande eau qu’ils avaient traversée après leur départ d’Amérique. Le bateau de feu avait accosté quelque part dans une ville au nord de Paris. Marseille, quant à elle, était au sud, dans une autre partie du pays, mais toujours au bord de la même eau. Du moins était-ce ce que Red Shirt leur avait dit. S’ils le voulaient, ils pourraient très bien prendre d’ici un bateau de feu pour regagner l’Amérique. Cette pensée lui remonta un peu le moral. Il se demanda si, en lui infligeant de telles souffrances, Wakan Tanka ne cherchait pas à le mettre à l’épreuve. Au Bastion, pendant qu’ils le préparaient à son quatrième jour de jeûne, les hommes-médecine lui avaient dit que le Grand Mystère agissait parfois ainsi. Bird Tail, le plus âgé et le plus puissant d’entre eux, avait ajouté, alors qu’ils se purifiaient dans l’ inipi fumant, qu’il verrait beaucoup de choses au milieu de ses souffrances, beaucoup de choses effrayantes, mais qu’il lui faudrait garder les yeux ouverts afin de ne pas manquer la vraie vision. Il la reconnaîtrait. Bird Tail ne se trompait pas. Quand, un soir, le blaireau lui apparut, Charging Elk tendit la main et le blaireau y déposa son pouvoir. Ils parlèrent toute la nuit. Le
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