À La Grâce De Marseille
là. Le Rond-Point du Prado. L’interprète leur avait fait répéter ce nom avant qu’ils n’aillent visiter la ville. S’ils se perdaient, c’était ce qu’ils devaient dire à un gendarme ou un conducteur d’omnibus.
Hormis une voiture de louage, le Rond-Point du Prado était lui aussi désert. Charging Elk prêta l’oreille dans l’espoir d’entendre les voix fortes et les cris de la foule, mais il n’entendit que le claquement des sabots du cheval sur les pavés. Il traversa, fit le tour de la grande statue qui crachait de l’eau, puis s’engagea dans une large avenue qui longeait un vaste parc. Il parvint bientôt à hauteur de la pelouse où la troupe s’était installée.
Il n’y avait plus rien. Ni tentes, ni bonimenteurs, ni même les cendres d’un feu à l’endroit où s’était tenu le village indien. Il se dirigea vers le cercle de terre tassée marquant l’emplacement où l’on avait dressé le chapiteau. Le sol avait été soigneusement ratissé, de sorte qu’on ne voyait plus la moindre empreinte de sabot, le moindre signe que des Indiens, des cow-boys, des soldats, des vaqueros, une diligence, des bisons et des chevaux s’étaient produits là.
Charging Elk, ne désirant pas détruire le parfait ordonnancement des sillons du râteau, demeura au bord du cercle et porta son regard sur les allées du parc. Il ne vit pas une âme parmi les arbres et les petites collines verdoyantes. Tout était désert.
Il se tourna vers le Rond-Point. Des lumières jaunes s’allumaient aux fenêtres des bâtiments au-dessus des devantures. Le jour tombait, et Charging Elk ressentit une brusque appréhension à la perspective de passer une nouvelle nuit dans la grande ville, d’autant que tout le monde semblait avoir disparu. Alors qu’il allait s’abandonner au désespoir, comme si souvent au cours de ces derniers sommeils, il se souvint de la gare. Encore un espoir insensé, mais l’espoir insensé paraissait l’habiter tout aussi fréquemment que le désespoir. Il se rendit alors compte qu’il était fatigué d’éprouver ainsi à répétition l’un et l’autre de ces sentiments contradictoires. Son moral ne cessait de connaître des hauts et des bas cependant qu’il déambulait dans les rues.
Cette fois, il se sentit néanmoins obligé de tenter sa chance, aussi mince fût-elle. Traversant la rue en direction de la gare, il s’aperçut que ses chaussons étaient humides de rosée. Il faillit éclater de rire. Non content d’infliger la faim et la faiblesse à son misérable enfant, Wakan Tanka voulait en plus qu’il ait les pieds glacés ! Charging Elk leva les yeux au ciel pour implorer le Grand Mystère, mais il ne vit que des nuages lourds de pluie. Et là, en bordure du parc, il entonna cependant un chant de pitié et pria de tout son cœur Wakan Tanka de le guider jusque chez lui, jusqu’à son peuple et son pays. Il demanda aussi un peu à manger. Puis il repartit.
Il ne parvenait pas à croire qu’il lui soit arrivé tant de choses en si peu de sommeils. Il n’y avait pas si longtemps, il parcourait cette même rue, vêtu de ses plus beaux habits – pantalons en laine à rayures noires et blanches, chemise en satinette noire sous le plastron en os de son père, boucles d’oreilles et bracelets en cuivre aux bras et, dans les cheveux, deux plumes d’aigle accrochées à un médaillon orné de perles. Il avait autour du cou son collier de griffes de blaireau et, dans la poche, la carte sacrée que lui avait donnée la femme française, tandis qu’il avait peint sur son visage ses propres signes-médecine et noué trois plumes dans la crinière de son cheval, juste derrière les oreilles. Il savait qu’il ne manquait pas d’allure ainsi.
Charging Elk était l’un des soixante-dix Indiens – la plupart étant des Lakotas, parmi lesquels on comptait une majorité d’Oglalas – qui participaient à la parade entre la route de fer et le parc près du Rond-Point. Plus nombreux encore étaient les cow-boys, les soldats et les vaqueros suivis par les chariots des orignaux, des cerfs et des bisons. Il y avait même une fanfare à cheval, le Cowboy Band, qui faisait tant de bruit que Charging Elk devait tenir bien serrées les rênes de son cheval pour qu’il ne se dérobe pas sur les pavés. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une immense fierté à l’idée de figurer dans un tel spectacle. La foule massée sur les trottoirs les
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