À La Grâce De Marseille
nos chemins se séparent et nous sommes tristes. Quand tu reviendras, les choses auront changé. Mais nous, nous n’aurons pas changé. Nous sommes frères depuis de nombreuses années, nous sommes sortis ensemble de l’enfance et nous sommes toujours jeunes. Beaucoup de choses nous attendent, mais nous resterons toujours frères. » Strikes Plenty approcha son cheval et serra un instant son ami dans ses bras. « Quand nous serons tous deux de vieux tunkashilas, nous rirons en repensant à ce moment. »
Charging Elk, blotti dans son encoignure de porte, se rappela ce qu’il avait éprouvé en regardant son ami s’éloigner sur son cheval en direction du camp du Tourbillon par cette journée de printemps. C’était la fin de neuf hivers de fraternité, et il avait ressenti un immense vide, comme si Strikes Plenty emportait une moitié de lui-même.
Deux jours plus tard, monté sur Grand Coureur, il suivait la procession de cavaliers et de chariots vers la route de fer dans la ville de Gordon au Nebraska. Ses parents l’accompagnaient dans un chariot, et lorsque les jeunes gens prirent leurs ballots de vêtements et de matériel divers, Charging Elk tendit à son père les rênes de son cheval, disant : « Il est à toi. »
En échange, Scrub prit un paquet, le déballa et brandit un plastron en os. Charging Elk le reconnut aussitôt. Son père le portait quand les Oglalas chevauchaient librement sur les plaines. Il le portait à l’occasion des cérémonies. Il le portait quand il avait combattu les soldats sur l’Herbe Grasse. Et il le portait aussi lors de la reddition des Oglalas à Fort Robinson…
Charging Elk mangea une dernière bouchée de pain. Il se souvenait comment il avait gardé son ballot sur ses genoux durant son premier voyage en train à travers l’Amérique. Muni de sa médecine-blaireau et de la protection de son père, il se sentait prêt pour l’inconnu. Il avait néanmoins été un peu troublé par l’expression qu’il avait surprise dans les yeux de sa mère pendant qu’elle regardait s’ébranler le cheval de fer et son cortège de grands wagons en bois. Il avait déjà vu cette expression au cours de son enfance, douze hivers auparavant, quand les Oglalas étaient venus se rendre à Fort Robinson. Mais ce jour-là, la musique du chant de paix lui donna de la force, et même lorsque le train émit son sifflement lugubre et prit de la vitesse, elle chanta un chant d’au revoir en compagnie des autres mères, des pères, des frères et des sœurs ainsi que des anciens rassemblés sur le quai. Charging Elk était le seul enfant qui lui restait. Il pria Wakan Tanka pour qu’il lui permette de revenir chez lui honorer sa mère jusqu’au dernier jour de sa vie.
Plus tard, pendant le trajet entre Omaha et l’immense ville de New York, Rocky Bear, le chef qui avait déjà franchi la grande eau, s’approcha de Charging Elk qui, le plastron de son père sur les genoux, regardait défiler par la fenêtre le paysage nouveau pour lui.
« Ton kola, Strikes Plenty, lui dit Rocky Bear, il aurait dû être avec nous. Il est costaud, et il sait monter à cheval. À côté de vous, ces garçons de la réserve ont paru plutôt minables. Vous avez grandi au Bastion selon les anciennes coutumes. » Le chef promena son regard sur les jeunes Oglalas assis dans le wagon sur des banquettes en bois. « Ces garçons feront l’affaire, mais ce ne sont pas les meilleurs.
— Pourquoi les patrons blancs n’ont pas choisi Strikes Plenty ? demanda Charging Elk. C’est lui qui voulait voir le pays au-delà de la grande eau. »
Rocky Bear se pencha et lui souffla à l’oreille : « Pour eux, il n’était pas assez indien. »
Charging Elk écarquilla les yeux.
« Ces patrons se figurent savoir à quoi un Indien doit ressembler, expliqua le chef. Il faut qu’il soit grand et mince, qu’il porte de beaux vêtements, qu’il regarde toujours au loin et qu’il se conduise comme s’il avait la tête dans les nuages. Ton ami ne correspondait pas à cette image. »
Charging Elk aperçut par la fenêtre une vaste maison blanche entourée d’arbres. Un troupeau de vaches noires et blanches paissait dans un champ voisin. C’était la première fois qu’il voyait ce genre de vaches.
Strikes Plenty n’était ni grand ni mince, mais petit et large, le visage aussi rond que hanepi wi quand elle est pleine dans le ciel nocturne. Charging Elk aimait son ami précisément parce qu’il
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