À La Grâce De Marseille
glace dans laquelle il s’étudia attentivement. Il éprouva un choc à la vue de son visage encadré de cheveux courts. Bien sûr, depuis hier matin, il s’était souvent passé la main dans les cheveux, incrédule, mais au spectacle de ses oreilles dégagées, il fut envahi d’un sentiment de peur. Comment Wakan Tanka le reconnaîtrait-il à présent ? Il eut soudain honte de lui. D’Indien sauvage, il était devenu cette créature dans le miroir. Il baissa les yeux sur ses habits neufs, ses grosses chaussures. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Il y a tout juste quelques semaines, il avait encore le plastron en os de son père, son propre collier de griffes de blaireau, ses vêtements de peau et, surtout, ses longs cheveux qui n’avaient jamais été coupés. Même quand il mettait les chemises et les pantalons des wasichus, il gardait ses bracelets de cuivre aux bras, ses boucles d’oreilles et ses deux plumes d’aigle dans les cheveux. Il portait aussi ses mocassins et enroulait de la fourrure d’hermine et des rubans rouges autour de ses nattes. Et cette créature dont le miroir lui renvoyait l’image ne ressemblait plus en rien au jeune Oglala du Bastion. Son visage s’était aminci, son regard paraissait fuyant et sa bouche, amollie. Comment Wakan Tanka saurait-il que c’était Charging Elk ? Et comment Charging Elk redeviendrait-il l’homme qu’il était ? Aurait-il toujours cet aspect-là, cet air faible et lâche ?
Il reposa la glace sur les tiroirs, puis se dirigea vers la fenêtre. Il faisait encore noir et le cheval qui, toute la nuit, avait tourné en rond s’était arrêté. Tous les chevaux, à présent, dormaient sous la flaque de lumière du bec de gaz, formant une masse indistincte. Au-dessus, le mince croissant de la lune-du-givre-dans-le-tipi brillait sur la grande ville, pareille à l’alêne dont sa mère se servait pour coudre les mocassins. Encore que, doutant qu’il s’agisse de la même lune, Charging Elk lui adressa une prière du matin. Il avait perdu la notion du temps, mais il pressentait que cette lune n’était pas encore arrivée dans son pays. Peut-être sa mère et son père sauraient-ils qu’il l’avait vue et prieraient-ils pour lui. Peut-être demanderaient-ils à Wakan Tanka de lui envoyer un rêve pour lui montrer le chemin qui le ramènerait chez lui.
Charging Elk mit cinq morceaux de sucre dans son café au lait et commença à remuer. René Soulas, qui l’observait, songeait que c’était un être humain de toute beauté. Même dans ses habits de travailleur, il semblait au-dessus de la simple condition de prolétaire. Avec sa manière de bouger, son port de tête, ses doigts longs et fins, il avait l’air d’un prince, un prince à la peau presque noire. René avait remarqué Charging Elk au cours du spectacle du Wild West Show, car il était beaucoup plus brun que les autres Peaux-Rouges. On aurait presque dit un nègre. En outre, c’était celui qui prenait le plus de risques, qui galopait au milieu des bisons lancés à toute allure comme s’il avait affaire à des animaux domestiques.
Hier à la préfecture, quand Charging Elk était entré dans le bureau du capitaine, René avait été stupéfié. Voilà que le seul Indien qui eût attiré son attention, en dehors des grands chefs Red Shirt et Rocky Bear, allait venir habiter chez eux ! Mais, avait-il aussitôt pensé avec tristesse, seulement pour peu de temps. Monsieur Bell, l’Américain, viendrait un jour prochain – demain ou peut-être dans une semaine – rechercher cet homme exceptionnel. Et ils n’auraient même pas eu le temps d’apprendre à communiquer. Il aurait pu raconter tant de choses à Mathias et à Chloé sur l’Ouest sauvage qui, à en croire Buffalo Bill, n’était même pas aux États-Unis, mais constituait quelque part au-delà un vaste territoire. Peut-être qu’un jour Mathias irait voir Charging Elk dans son tipi pour apprendre à survivre dans la nature. Ce n’était pas exclu. Mathias avait en effet le goût de l’aventure.
René regarda l ’Indien manger sa tranche de pain tartinée d’une épaisse couche de confiture d’abricots. Il regrettait que les enfants ne soient pas là, mais Madeleine avait tenu à ce qu’ils passent cette première nuit chez ses parents. Elle était convaincue que sinon, ils auraient fait des cauchemars ou auraient eu du mal à s’endormir par crainte d’être scalpés. René s’était moqué de ses peurs,
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