À La Grâce De Marseille
tout en reconnaissant que les scènes où, au cours du spectacle, les Indiens scalpaient leurs ennemis étaient particulièrement horribles. Il avait vu Chloé enfouir son visage dans les jupes de sa mère pendant que les Indiens dansaient en brandissant les scalps au bout de leurs lances. Mais ce n’était qu’un trucage. On voyait bien que les soldats « morts » avaient toujours leurs cheveux.
Il jeta un coup d’œil en direction de sa femme qui, debout devant le fourneau, faisait cuire le stockfish. René avait insisté pour qu’on serve au dîner de ce soir une bouillabaisse en l’honneur de leur invité. Après tout, il n’allait peut-être rester qu’un jour ou deux. René avait déjà donné une rascasse de belle taille à monsieur David, le vendeur d’épices, en échange d’un peu de safran et de poivre rose. Madeleine avait protesté que le safran était trop cher, mais comment préparer une bonne bouillabaisse sans safran ?
Pauvre Madeleine. Comme elle souffrait ! Et si inutilement. « Ne te complique donc pas l’existence et aie confiance en Dieu. » Combien de fois René avait pu lui répéter cela depuis leur mariage ! Et il avait raison. Même quand Chloé avait été malade de la grippe et qu’on avait dû appeler le prêtre pour lui administrer l’extrême-onction, René s’était contenté de prier toute la nuit, et le lendemain matin, leur fille s’était assise dans son lit pour boire un peu de bouillon et manger un morceau de biscuit.
René aimait encore davantage Madeleine aujourd’hui que par le passé. Elle lui avait donné deux beaux enfants, et elle était demeurée aussi jolie qu’avant. Il éprouvait toujours un sentiment de tristesse à la pensée que son père n’était plus là pour être témoin de son bonheur. Si Dieu n’avait pas jugé bon de le rappeler à Lui, il aurait approuvé son mariage avec Madeleine. Sa robe de mariée lui allait encore, et son cher visage était aussi lisse que le jour où il l’avait soulevée dans ses bras après sa chute du cerisier.
René Soulas était un homme heureux. Certes, cet hiver la pêche avait été médiocre et ils allaient devoir se serrer un peu la ceinture, mais cela ne viendrait en rien rompre l’harmonie du foyer. Et puis, le vent finirait bien par tourner – le mistral ne soufflerait pas éternellement – et l’agneau et le porc feraient leur retour sur la table familiale. En attendant, ils mangeraient quand même du poisson. Après tout, n’était-ce pas le poisson qui leur fournissait leur gagne-pain ? Il n’y avait aucun mal à se passer d’un petit profit. René soupira. Peut-être qu’en troquant une belle rascasse contre un peu de safran, il avait fait une mauvaise affaire, mais il s’agissait d’une occasion exceptionnelle. Et une bouillabaisse sans safran, ce n’était que du vulgaire poisson bouilli !
Il tira sa montre de la poche de son gilet : 5 heures 10. Il restait une vingtaine de minutes avant l’arrivée des premiers bateaux de pêche. « Venez, Charging Elk, il faut partir. Je vous montrerai comment je gagne ma vie. Peut-être pourrez-vous m’aider un peu, mon ami. » René ne savait pas encore s’il devait traiter l’Indien en invité ou en membre de la famille contribuant aux dépenses de la maison. Allait-il accepter de travailler ?
« Il ne comprend pas un mot de ce que tu lui chantes, dit Madeleine, le dos toujours tourné. Pas un traître mot. Tu ne t’en es pas encore aperçu ? L’Américain a dit qu’il ne parlait aucune langue habituelle. En plus, tu lui parles en français, et à moi, en provençal. Comment voudrais-tu qu’il apprenne ?
— Français, provençal, peu importe, mais j’ai l’impression que c’est un garçon très intuitif. Il paraît que les Peaux-Rouges sont doués d’un sixième sens. » René se leva, sitôt imité par Charging Elk. « Tu vois ? Il sait que c’est l’heure de partir.
— Tu es bien bête de le croire. Mais tu as déjà été bien bête de vouloir l’héberger. J’espère simplement qu’il ne va pas faire trop peur à Chloé. »
René contourna la table, plaqua les mains sur les épaules de sa femme, puis l’embrassa derrière l’oreille. « Et toi, tu es bien bête de t’inquiéter, ma chère épouse. Nos enfants vont avoir un souvenir qu’ils garderont toute leur vie. Ils pourront raconter à leurs petits-enfants qu’ils ont dormi sous le même toit qu’un Indien sauvage.
— S’ils
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