À La Grâce De Marseille
vivent jusque-là. »
René éclata de rire. Puis, tout aussi soudainement, il devint sérieux. « Buffalo Bill a dit qu’ils étaient en voie de disparition – comme les bisons. Il a dit que leur culture se mourait et que bientôt, elle aussi aura disparu. C’est une véritable tragédie que des choses pareilles puissent se produire. »
Madeleine continua à hacher son oignon sur la planche installée devant elle. L’espace d’un moment, on n’entendit aucun autre bruit dans la cuisine. Puis elle s’interrompit et se retourna. Elle ne mesurait que quelques centimètres de moins que son mari, mais elle leva les yeux vers son visage et lui passa la main dans les cheveux. « Tu ne devrais pas penser à tout cela, René. Tu n’es qu’un marchand de poisson. Tu as une famille qui t’aime et que tu aimes, et elle te donne déjà assez à penser. » Elle s’était exprimée d’un ton calme et un peu moralisateur, mais dans lequel perçait une affection renforcée par des années de vie commune. Ils se disputaient souvent, à l’instar des Provençaux, mais cela n’entamait en rien l’amour qu’ils se portaient. Madeleine lui caressa un instant les cheveux, puis elle regarda Charging Elk. « Nous le traiterons avec tous les égards nécessaires – pendant le court laps de temps où il sera chez nous. Maintenant, va. Je te verrai à 8 heures et demie. Peut-être qu’on rapportera une autre rascasse pour ta bouillabaisse. »
René éclata à nouveau de rire, cette fois avec une franche gaieté. Il savait que Madeleine lui en voulait d’avoir échangé une belle rascasse contre le safran, et voilà qu’elle suggérait de perdre le produit de la vente d’une deuxième pour régaler cet hôte dont la présence prouvait une fois de plus l’inconséquence de son mari. Il sourit à Charging Elk, puis il le prit par le coude pour le conduire vers la porte. « À tout à l’heure au marché, ma chérie. Et n’oublie pas la caisse.
— Est-ce que je l’ai jamais oubliée ? Tu me crois vraiment irresponsable, ou tu veux faire l’important devant un sauvage qui ne comprend même pas ce que tu racontes ? Allez, va-t’en et laisse-moi préparer en paix ta précieuse bouillabaisse. À bientôt, grand bêta. »
Il ne faisait pas encore jour lorsque les deux hommes tournèrent le coin de la rue d’Aubagne pour s’engager dans la Canebière en direction du Vieux-Port. Ils traversèrent le large cours Belsunce, puis le cours Saint-Louis le long duquel, d’ici quelques heures, les cafés grouilleraient de consommateurs. C’était le moment de la journée, ou plutôt de la nuit, cette aube indécise, que René préférait par-dessus tout. Il empruntait ce même trajet depuis vingt-cinq ans, alors que, petit garçon, puis élève du lycée, il accompagnait son père et son employé qu’il aidait à charroyer le poisson jusqu’au marché avant de partir pour l’école. Son père tirait la lourde charrette à bras, tandis que René et l’employé poussaient. Certains ne se rendaient pas compte à quel point la Canebière pouvait monter, mais le jeune homme, lui, était bien placé pour le savoir. Quand la pêche avait été bonne et que les Marseillais ne regardaient pas à la dépense, la charrette débordait de poissons qu’ils n’étaient pas trop de trois pour installer sur l’éventaire du marché en plein air.
Maintenant, René avait une charrette tirée par un cheval que son propre employé, François, remisait dans son champ à la périphérie nord de Marseille, non loin de la gare Saint-Charles. La grande jument louvette, un vieil animal de trait, n’avait rien de remarquable, mais elle était assez forte pour porter Mathias sur son dos tout en tirant un tombereau plein.
François, qui travaillait avec René depuis dix ans, lui apportait une aide précieuse. Il connaissait le métier, ne lambinait pas et suivait sans rechigner les instructions qu’on lui donnait. Dès l’aube, il était là avec la charrette. Les paniers étaient impeccablement nettoyés, le bloc de glace attendait au fond de la boutique, et les caisses de poissons étaient installées sur l’étal, légèrement inclinées afin que les clients puissent examiner à loisir leur contenu. René tenait à présenter le mieux possible ses poissons et ses crustacés. Il allait jusqu’à disposer artistiquement sur les lits de glace pilée des citrons coupés en deux, bien qu’à cette époque de l’année, ils
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