À La Grâce De Marseille
avait raconté son rêve. Quand, par la fenêtre au fond de la chambre, il distingua le mince croissant argenté de la nouvelle lune, il sut que c’était la-lune-du-givre-dans-le-tipi, la plus froide de toutes les lunes. Au Bastion, seuls les chasseurs et ceux qui se trouvaient à court de bois ou de bouses de bison se risquaient à sortir tôt. Quand Strikes Plenty et lui avaient de la viande, ils se blottissaient autour du feu et buvaient du café, les couvertures de peau drapées sur leurs dossiers. C’étaient de longues journées, rudes et solitaires. Parfois, lorsque le vent soufflait et que la neige s’amoncelait, ils demeuraient bloqués dans la tente cinq ou six sommeils d’affilée. Cinq hivers auparavant, alors que Charging Elk avait dix-huit ans, ils étaient restés ainsi prisonniers pendant presque toute la lune-du-givre-dans-le-tipi. N’ayant plus ni viande, ni café, ni tabac, ils avaient dû faire bouillir le cuir dont ils se servaient pour raccommoder leurs mocassins.
On dénombrait dix-sept tipis au Bastion cet hiver-là, et environ soixante-dix personnes. Il y avait des familles ainsi que des jeunes gens un peu plus âgés que Charging Elk et Strikes Plenty. C’étaient tous de « mauvais » Indiens et ils devaient se montrer prudents. Si jamais ils venaient à Pine Ridge, on les arrêterait. Les hommes seraient envoyés à Fort Randall, les femmes placées sous bonne garde, et les enfants emmenés par l’agent dans une maison-pour-de-nombreux-enfants. Au cours de cet hiver, pourtant, alors qu’ils manquaient de nourriture et de bois pour se chauffer, beaucoup auraient aimé se rendre, quelle que fût la punition qui les attendait. Mais c’était impossible. Le voyage qui prenait deux jours en temps normal aurait demandé au moins cinq sommeils, à condition de ne pas périr en route. Au cours de l’hiver, huit personnes moururent de faim – quatre enfants, trois anciens et un Sans Arc vagabond tué par un mineur. Bird Tail l’avait maintenu en vie l’espace de deux lunes grâce à sa médecine, mais le froid et la faim avaient fini par avoir raison de lui.
Le jeune Indien ferma les yeux afin de se couper des ténèbres. Il aurait volontiers donné dix hivers comme celui-là pour être chez lui en ce moment. Seulement cette fois, il resterait auprès de sa mère et de son père. Ensuite, il prendrait femme. Aujourd’hui, Strikes Plenty devait avoir trouvé sa winyan et fondé une famille au Camp du Tourbillon. Les jeunes filles à la recherche d’un mari ne manquaient pas.
Charging Elk ne se sentait plus tellement « sauvage ». Il se rappelait la fierté qu’il avait ressentie quand Featherman l’avait présenté à Buffalo Bill comme un Indien sauvage. Il avait alors cru que Pahuska appréciait le fait qu’il ne soit pas un Indien des réserves comme les autres. Peut-être était-ce le cas, mais où cela l’avait-il mené ? La majorité des autres Indiens parlaient la langue américaine et tous s’adaptaient mieux que lui à cette nouvelle existence, sans compter que tous étaient encore quelque part avec le Wild West Show à cette heure – peut-être dans la maison du pape, qui sait ?
Non, sa « sauvagerie » ne voulait plus rien dire. Il avait l’impression d’être comme le bateau de feu sur la grande eau, sans la moindre terre en vue. Rien que l’immensité et les flots agités qui jouaient avec le bateau devenu soudain tout petit.
Et Poitrine Jaune, où était-il ? Wakan Tanka le lui avait envoyé avec du tabac. C’était sans aucun doute une offrande, un signe destiné à faire savoir à Charging Elk que le Grand Mystère ne l’avait pas oublié. Il avait essayé de fumer la cigarette comme il convenait, mais il n’était pas un pejuta wicasa – il ne possédait pas de réel pouvoir dans le monde des esprits. Il était clair que son animal-pouvoir n’avait plus celui d’intercéder en sa faveur auprès de Wakan Tanka. Et maintenant, qu’allait-il devenir ? Poitrine Jaune l’aurait-il à son tour abandonné ?
Entendant de nouveau frapper, il ouvrit les yeux et se tourna vers la porte. Elle s’entrouvrit pour laisser filtrer un rai de lumière en provenance du couloir.
« Bonjour, Charging Elk. Est-ce que vous avez bien dormi ? »
La porte s’ouvrit un peu plus, et Charging Elk s’assit dans son lit. Il avait dormi avec son costume et sa chemise après avoir enlevé seulement son col, sa cravate et ses chaussures.
Une tête apparut
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