À La Grâce De Marseille
orages allaient gronder au-dessus du Bastion et Bird Tail pratiquerait sa cérémonie afin de saluer tout ce qui recommence à pousser. C’était une vieille cérémonie destinée jadis à remercier Wakan Tanka d’avoir une nouvelle fois ramené les bisons. Aujourd’hui, on le remerciait seulement d’avoir permis au peuple de survivre à un autre hiver. Soudain, Charging Elk s’immobilisa. Est-ce au cours de ce printemps que Femme Bison Blanc et le bison aux yeux de pierre conduiront les troupeaux hors des entrailles des Paha Sapa ? Et les wasichus dans ce cas ? Qu’adviendra-t-il des trous qu’ils ont creusés dans maka ina ? Peut-être qu’ils découvriront tous les bisons avant qu’ils ne soient prêts à revenir. Peut-être qu’ils les tueront ou qu’ils les obligeront à s’enfoncer plus profondément dans le ventre de maka ina.
Les jambes tremblantes, Charging Elk dut s’adosser à un mur. La pierre était chaude contre son dos, mais pas assez pour atténuer le froid glacial qui lui étreignait le cœur. La vision de Bird Tail lui avait paru tellement concrète que chaque fois qu’il repensait au jour où le vieux pejuta wicasa la leur avait racontée à Strikes Plenty et à lui, il demeurait persuadé que le Grand Esprit veillerait à ce qu’il rentre au pays à temps pour être là au moment où elle se réaliserait. Maintenant, il n’en était plus aussi sûr, soit à cause des bisons, soit à cause de lui-même. L’idée que sa nagi puisse errer éternellement au-dessus de cet endroit étranger le remplit une nouvelle fois de terreur. Il ferma les yeux et attendit que passe cet instant de faiblesse qui, au fil des jours, le prenait de moins en moins souvent. Il arrivait que pendant plusieurs sommeils d’affilée il ne pense plus ni ne rêve plus à chez lui, ce qui l’étonnait beaucoup. Dans la maison des malades et ensuite, durant son errance à travers la ville, il ne pensait pourtant à rien d’autre. La nuit, il rêvait de sa mère et de son père, de sa vie au Bastion avec Strikes Plenty, des étendues sauvages dont il connaissait chaque pouce de terrain, comme s’il savait qu’il les parcourrait toujours. Il éprouvait alors la peur constante, effroyable, de ne pas regagner son pays, de rester à jamais parmi ces gens et de mourir ici.
Sentant à présent le soleil lui chauffer le visage, il remercia Wakan Tanka d’avoir semé les germes du plan qui mûrissait en lui depuis quelques sommeils, un plan qui paraissait d’une extrême simplicité : il travaillerait dur pour le marchand de poisson afin de mettre de côté assez d’argent pour payer le voyage de retour. Il attendrait d’avoir amassé des francs, puis il irait voir Costume Marron, Poitrine Jaune ou l’homme pâle aux lunettes qui achetait du poisson au bord de l’eau. L’un ou l’autre l’aiderait à trouver un bateau de feu qui l’amènerait en Amérique. Ils étaient heyokas, mais Wakan Tanka les avait envoyés à son secours.
Réconforté par ces images, Charging Elk avait fermé les yeux. Il les rouvrit, se sentant tout ragaillardi. Trois petites filles étaient plantées devant lui, qui le dévisageaient.
« Bonjour, Charging Elk. Ça va ? »
C’était Chloé et deux de ses amies. Il était quelque peu surpris de les rencontrer hors de leur quartier qui, pourtant, ne se situait qu’à cinq ou six rues de là. Lui-même ne s’était aventuré dans les parages qu’à trois ou quatre reprises les samedis et dimanches après-midi.
« Bonjour, Chloé. Très bien, et vous ? » Il aurait voulu lui demander ce qu’elle fabriquait là, mais il ne disposait pas du vocabulaire nécessaire.
Chloé le présenta à ses amies, lui faisant répéter leurs noms. Sa prononciation amusa beaucoup les fillettes qui étouffèrent de petits rires, mais Chloé leur dit quelque chose d’un ton sec. Elles cessèrent de glousser et baissèrent timidement les yeux.
Ne sachant quel comportement adopter, Charging Elk tira la carte-image de sa pochette et la leur tendit. « Buffalo Bill, dit-il. Red Shirt. » Il désigna l’Indien sur la photo et répéta : « Red Shirt ».
Chloé se pencha pour l’examiner. « Red Shirt », dit-elle à son tour, puis elle adressa quelques mots à ses copines. Elles levèrent les yeux sur Charging Elk qui souriait. L’une d’elles, une gamine assez grande aux longs cheveux noirs qui paraissait fascinée par l’index brun pointé sur la carte postale, imita alors
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