À La Grâce De Marseille
Chloé et dit : « Red Shirt. »
Charging Elk éclata de rire, puis il mit la carte-image sous les yeux de la troisième. Elle était plus timide que les autres. Une cicatrice rouge courait de sa lèvre supérieure à la base de son nez et lorsqu’elle essaya de prononcer le nom en anglais, elle ne réussit qu’à produire un bredouillis confus. Charging Elk comprit au son de sa voix qu’elle était affligée d’une infirmité. L’un de ses amis d’enfance, Liver, n’entendait pas et n’arrivait pas à articuler correctement. La petite fille ne se débrouillait guère mieux que lui.
« Très bien », dit-il en tapotant la tête de la fillette. Il trouvait drôle de savoir qu’elle ne parlait pas bien le français alors que lui-même le parlait encore plus mal.
Il emmena les gamines dans une confiserie où il leur acheta un paquet de nougat à partager entre elles. Il éprouva une certaine fierté après être parvenu à conclure ainsi sa troisième transaction de la journée. Il connaissait à présent le prix du tabac, des cartes-images et de deux cents grammes de nougat. Il accompagna les trois enfants jusqu’au début de la rue d’Aubagne et les quitta sur un : « À bientôt, mes amies. »
Les fillettes pouffèrent une nouvelle fois de rire au son de cette étrange voix rauque, puis elles le remercièrent et s’éloignèrent, la bouche pleine de nougat.
Debout sur le seuil de sa maison, René Soulas suivait des yeux le fiacre qui remontait la rue étroite. Il était allé à l’épicerie située juste au coin acheter un bidon d’huile d’olive et un petit bocal de câpres pour Madeleine. Il lui arrivait souvent de faire des courses pour elle, car il ne tenait pas en place et était toujours curieux de connaître les dernières nouvelles du quartier. Plusieurs garçons qui tapaient dans un ballon s’arrêtèrent pour laisser passer le fiacre. On en voyait rarement dans cette rue habitée en majorité par des ouvriers, aussi regardèrent-ils avec curiosité à l’intérieur. Le cheval continua à trotter sans paraître les remarquer.
C’était une belle journée de début mai, un peu venteuse et, dans le jardin des Soulas, les jonquilles étaient déjà en fleurs. Lorsque le fiacre ralentit et vint se ranger le long du trottoir devant lui, René était en train de penser à ses géraniums en boutons. La portière s’ouvrit et monsieur Bell descendit, lançant un chaleureux : « Bonjour, monsieur Soulas ! Ça va ?
— Très bien, monsieur Bell. Et vous ? Qu’est-ce qui vous amène ? Vous avez des nouvelles, je suppose. »
Les deux hommes échangèrent une poignée de main. L’Américain tendit ensuite un billet au cocher, lequel, impassible, porta la main à son chapeau, puis fouetta son cheval.
« Je vous en prie, entrez. Je crains que Charging Elk ne soit pas là. Il est parti se promener comme toutes les après-midi. » René s’écarta et Bell franchit le seuil, pénétrant dans le vestibule encombré de manteaux et de chapeaux suspendus à des patères. « Allez-y, je vous suis. » La visite du vice-consul l’inquiétait. Elle pouvait seulement signifier qu’il venait rechercher Charging Elk.
Bell entra dans le salon. Il n’y était pas revenu depuis le premier jour où il avait accompagné l’Indien, et il fut de nouveau impressionné par la pièce et son mobilier. Il vivait seul depuis si longtemps qu’il se sentait toujours un peu mal à l’aise quand il se rendait au domicile d’une famille française. Les odeurs – de cuisine, de tabac, celle du crin qui rembourrait les fauteuils et les divans – lui rappelaient toujours sa maison de Philadelphie où il ne retournait qu’en de rares occasions. Bien sûr, il avait des vacances, mais tout juste assez longues pour lui permettre de faire la traversée aller et retour à bord d’un vapeur, si bien que la simple idée du voyage l’épuisait par avance. Chaque fois qu’il recevait une lettre de sa mère, il éprouvait ce sentiment de culpabilité qui n’avait cessé de le tenailler au cours de ces douze dernières années. Il n’avait pratiquement pas quitté Marseille depuis sa nomination, excepté pour de brefs séjours en Provence, en particulier à Avignon et à Orange, un voyage sur la Costa del Sol où il avait espéré connaître quelque aventure amoureuse, et un long périple en train et bateau jusqu’à Londres pour y recevoir une formation en droit international.
« Vous préférez
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