À La Grâce De Marseille
Charging Elk n’existe pas. »
René réfléchit. Contemplant ses géraniums, il crut voir une ombre de rouge au milieu du vert des boutons. Il leva une fraction de seconde les yeux au-dessus des toits. Les tuyaux de cheminée orange se détachaient sur le bleu du ciel et, l’espace d’un instant, il se figura que toutes les cheminées de Marseille étaient remplies de géraniums. Une pensée lui vint à l’esprit, et il finit par se tourner vers Bell. « Alors, dans ce cas, qui loge chez moi ? »
Le vice-consul éclata d’un rire grinçant. « Personne, monsieur Soulas. Absolument personne. Oubliez l’homme qui joue avec vos enfants, qui mange à votre table, il n’existe pas. À moins que ce ne soit un fantôme ! »
René attendit que l’Américain eût cessé de rire, puis il demanda : « Et ce Featherman ? Lui non plus n’existe pas ? Lui aussi est un fantôme ? »
Bell répliqua avec humour. « Certainement, monsieur ! Mais lui, c’est un fantôme bien réel, enterré au cimetière Saint-Pierre quelques jours avant que Charging Elk vienne habiter sous votre toit.
— Je dois invoquer mon ignorance, monsieur Bell. Si ce Featherman est mort, pourquoi les fonctionnaires ne savent-ils pas que c’est lui et non Charging Elk qui est mort ? Je ne comprends pas qu’une chose pareille puisse arriver. Cette affaire semble pourtant très simple, même pour un pauvre marchand de poisson comme moi. »
Le vice-consul étudia un instant le petit Français, se demandant ce qu’il pouvait lui confier. Sans doute rien, car d’ici un jour ou deux, Charging Elk sortirait définitivement de la vie des Soulas. D’un autre côté, le marchand de poisson avait été si gentil, si patient, qu’il méritait une explication.
« Je ne vais pas y aller par quatre chemins, mon ami. Mon gouvernement soupçonne les autorités françaises de chercher à couvrir une bourde monumentale, à savoir qu’elles ont pris Charging Elk pour Featherman. L’acte de décès qui figure dans les archives sous le nom de Charging Elk est en réalité celui de Featherman. Comme je vous l’ai dit, le médecin qui l’a signé a commis une erreur. Ce n’est pas plus compliqué que cela.
— Mais il suffirait de rectifier, non ?
— D’une certaine façon, cela a été fait. Un peu plus d’un mois après la mort de Featherman, son certificat de décès est apparu dans les archives. Le problème, c’est que celui de Charging Elk s’y trouve également. Aux yeux de votre administration, tous deux sont maintenant décédés, et pour ce qui la concerne, l’affaire est close. Mettons qu’on a corrigé l’erreur à seule fin de sauver la face. Nous savons qu’il y a tromperie, mais nous ne pouvons pas le prouver. » Bell se pencha en avant et planta son regard dans celui de René. « Et malheureusement, nous avons un Indien en chair et en os sur les bras.
— Une nouvelle fois, monsieur, pardonnez mon ignorance, mais ne pourrait-on pas amener Charging Elk devant les fonctionnaires en question pour qu’ils le voient ? Ils se rendraient bien compte que c’est un Peau-Rouge et qu’il faisait partie de la troupe de Buffalo Bill. Sinon, comment un Indien aurait-il pu atterrir à Marseille ? »
Bell soupira. Décidément, le petit marchand de poisson lui plaisait de plus en plus. Pour la première fois depuis son arrivée à Marseille, il avait le sentiment de nouer de véritables relations humaines avec un Français et d’avoir avec lui autre chose en commun que des intérêts purement personnels. Il tendit la main vers la bouteille d’armagnac. « Vous permettez ?
— Oui, oui, bien sûr, monsieur Bell. Excusez-moi. »
Le vice-consul versa dans leurs deux verres une généreuse rasade d’eau-de-vie, puis il se cala dans sa chaise et, de nouveau, considéra longuement le petit homme qui lui faisait face. Un courant semblait passer entre eux, et Bell eut soudain l’impression que les choses pourraient marcher – si toutefois il ne se trompait pas dans son jugement. « J’ai deux sujets d’inquiétude, déclara-t-il alors, laissant inconsciemment tomber le masque du fonctionnaire zélé. D’abord, je suis à peu près certain qu’ils refuseront de reconnaître que l’homme qui se tient devant eux est Charging Elk. Et ensuite, je crains que même si par miracle ils le reconnaissaient, ils s’empresseraient de le jeter une nouvelle fois en prison. Voyez-vous, d’un côté comme de l’autre,
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